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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
29/09/2022

And Also The Trees

"Nous nous considérons plus comme des artistes qui font de la musique, que comme des musiciens qui font de l'art"

Genre : art rock / ambient / afterpunk
Photographies : Audrey (1) / Jérôme Secrette (3) / Mehdi Benkler (4)
Posté par : Mäx Lachaud & Emmanuël Hennequin

Avec son quinzième album studio, The Bone Carver, And Also The Trees offre au monde une œuvre à forte teneur émotionnelle. Des coutumiers du fait. En creux se dessine un jeu sur les espaces ; et dans ses inclinations poétiques, le groupe des frères Jones ouvre une nouvelle ère dans son expression studio. Le nouvel album succède au marquant Born Into The Waves (2016) et c’est le premier format long à être enregistré par le groupe en compagnie des deux musiciens présents sur scène depuis 2015 à ses côtés : Colin Ozanne (clarinette, seconde guitare – déjà présent sur le cru 2016) et Grant Gordon (basse), lesquels formant avec les frères Jones et le batteur Paul Hill (percussif et inspiré depuis 1998) un ensemble particulièrement convaincant sur scène. Obsküre est allé à la rencontre de Simon Huw Jones (chant) pour évoquer l’histoire, d’abord au présent et au futur.

Obsküre : C'est le premier album enregistré avec le nouveau line-up intégral. Le processus a démarré il y a trois ans, ce qui signifie que vous avez commencé à œuvrer sur The Bone Carver pendant la pandémie et le confinement. And Also The Trees a travaillé en cassant le processus : certains musiciens d'un côté, toi de l'autre, puis enfin Justin et toi assemblant des idées… Comment comparerais-tu ce processus fragmenté à la manière classique, organique de faire les choses, à savoir des répétitions dans une salle en configuration pleine ? Quels ont été les avantages/inconvénients du contexte de pandémie d'un point de vue artistique ?
Simon Huw Jones : Nous avions presque terminé l'écriture de l'album avant la pandémie et de toute façon nous travaillons à part les uns des autres, ou de cette manière "fragmentée", depuis de nombreuses années maintenant… car cela semble effectivement mieux fonctionner comme ça. Justin travaille initialement avec Paul, Colin et Grant, individuellement, afin que les chansons se construisent. C’est progressif. Personnellement, j'aime l'idée d'être avec tous les musiciens et développer des voix et des arrangements de manière traditionnelle, mais cela ne fonctionne pas. Ma façon à moi est d'être seul et d'attendre un bon moment, sans cérémonie – puis de commencer à expérimenter avec le chant et un flux d'idées en conscience. C'est plus détendu et naturel pour moi de cette manière-là. Et ce n'est pas si différent concernant l'enregistrement à proprement parler – les autres peuvent facilement travailler avec des lignes vocales guides enregistrées. Je préfère ne pas avoir tout le groupe autour de moi lorsque j'enregistre les voix. Dans un monde idéal, je suppose que nous enregistrerions l'album, sortirions et le jouerions live en tournée, puis l'enregistrerions à nouveau tous ensemble dans un studio afin que vous ayez deux versions de l'album. Mais le fait que les morceaux changent et évoluent sur scène. C’est l'une de ces choses qui rend la musique live si spéciale.

L'inconvénient des restrictions Covid a été qu'il était difficile de se réunir, sous quelque forme que ce soit, pour enregistrer. Ça a retardé les choses. Le côté positif : il était facile de s'installer dans une routine de création et de concentration sur de nouvelles idées pour l'avenir. Espérons que cela signifie qu'il ne faudra pas six ans de plus avant la sortie du prochain album d’And Also The Trees !

AATT a fait évoluer son line-up depuis 2015 et vous semblez très solides aujourd’hui. Sur scène, chaque spectacle que nous avons vu depuis 2019 était brillant et très… "musical" ! Or la qualité de la musique dépend en partie de la force du lien entre les musiciens. Comment décririez-vous la qualité des relations humaines dans l’incarnation actuelle d'AATT ?
Tous les line-ups – et il y en a eu très peu, tout compte fait – ont excellé à certains moments, mais celui-ci est aujourd’hui particulièrement cohérent et fort. La clarinette de Colin Ozanne apporte une nouvelle texture que nous aimons beaucoup, et il joue très bien de la guitare. Avoir une seconde guitare s'avère très important pour nous. Grant Gordon, lui, a intégré et apporté une grande énergie expressive et une solidité à la basse. Nous nous entendons bien et avons tous une grande soif de créer et performer ensemble. On se sent très bien en ce moment, comme si nous étions… au "sommet de notre art", pour ainsi dire.

Artistiquement, dirais-tu que Justin et vous gardez un contrôle total sur la direction artistique ou, d'une certaine manière, partagez-vous l'ADN du groupe avec les autres ? Et pour le dire de manière plus crue : Colin et Grant sont-ils aujourd'hui plus que des musiciens/arrangeurs live ?
En ce qui concerne les illustrations et la présentation d’And Also The Trees, tout est signé de Justin et moi-même. Musicalement, tout commence avec ses idées de guitare, nous nous appuyons tous deux sur ces choses. Justin et moi n'avons pas de formation musicale… nous nous considérons plus comme des artistes qui font de la musique, que comme des musiciens qui font de l'art, si tu vois ce que je veux dire ? Paul joue de la batterie avec nous depuis des lustres maintenant et en tant qu'artiste et musicien, il a ses propres excentricités. Elles font maintenant "partie de notre ADN", comme vous dites... donc j'imagine qu’il n’a pas été facile pour Colin et Grant de comprendre tout de suite nos manières de travailler, non conventionnelles. Mais ils ont tous deux apporté quelque chose de différent et de précieux au processus de création. Ils sont très certainement plus que de simples musiciens live et arrangeurs. Je me suis senti très proche des anciens membres et n'ai pas aimé leur départ, mais du sang neuf est bon pour le processus créatif. Colin et Grant n'imitent pas ce qui a été fait avant, et le moment présent devient une part essentielle de notre développement en tant que groupe.

Parlons des inspirations autour de The Bone Carver, et de cette pochette – les lieux qui lui sont liés, et cette femme qui marche dans un espace… Il y a l’idée d’une balade en ville ("City Girl"), et c'est un album qui semble lié à un imaginaire plus urbain que rural. Comment le ressens-tu de ton côté ?
En effet, ce n'est pas un album rural même si l'ouverture à la clarinette et à la guitare est comme un paysage aquatique, dans mon esprit. Il y a des landes et des espaces ouverts, des oliveraies… comme si nous les traversions vers des zones urbaines – vers des pièces dans les bâtiments, puis encore à nouveau. J'ai l'impression que le disque se concentre brièvement sur les gens, puis sur l'espace entre eux – et cet espace peut être grand ou petit – la largeur d'une table ou d'un mur, une rangée de maisons, une chaîne de collines, un pays ou davantage encore. Notre proximité physique et spirituelle… Je pense qu'on peut y lire beaucoup de choses, en tout cas je l'espère. Je l’espère toujours.

Avec "The Book Burners" ou "In a Bed in Yugoslavia", nous avons aussi l'impression qu’AATT creuse plus profondément le sillon folk, et le folklore d'Europe de l'Est en particulier. Est-ce le cas et y a-t-il quelque chose dans votre vie qui explique cela ? Des voyages dans ces lieux, un attachement particulier ou autre chose ?
Autant que je peux, je suis guidé par le feeling de la musique et la guitare de Justin a souvent une touche d'Europe de l'Est. Je ne connais pas du tout l'est de l'Europe, donc je suppose que je le romance – mais cela ne me dérange pas.

La poétesse française Gaëlle Kreens vous a autorisé à incorporer quelques vers d'elle dans "In A Bed in Yugoslavia". Comment avez-vous découvert son travail ? Te souviens-tu ?
Elle a repris notre chanson "The headless Clay Woman" sur une compilation tribute à AATT il y a quelque temps, et je l’avais bien aimée. Ensuite, nous nous sommes rencontrés à Berlin lors d'un de nos shows là-bas et après cela, elle m'a envoyé des CD d'elle en lecture de poèmes, contés en anglais et en français. J'ai adoré sa voix et sa prestation – en particulier en anglais. Sa poésie m'a touché comme peu de poètes y parviennent. Ces poèmes parlaient de la vie et partaient de ses observations à Berlin… C'est dommage qu'ils ne soient disponibles nulle part car je les trouve très beaux. Après cela, je l'ai aidée à traduire un grand poème signé d’elle, intitulé "Against Love" : une expérience très intéressante car les sentiments, les émotions et les sensations qu'elle exprimait l’étaient du point de vue d'une femme – quelque chose d’assez étrange pour moi, donc, même si mes textes sont parfois écrits et chantés d'un point de vue féminin. Mais là, c'était différent – et pour tout dire, éclairant.

Qu'est-ce que tu aimes dans ce qu'elle fait ? Le rythme des mots, des images qu'ils créent ?
Son écriture est très dépouillée et honnête, et j’ai envie de la suivre. J'ai hâte de voir où ses poèmes me mènent. Je ne suis pas un grand lecteur de poésie et souvent je me pose la question - qu'est-ce que c'était que ça ? – mais pas avec elle. 

Le titre de votre chanson "The Book Burners" nous a amené cette question sociétale et déconnectée du disque. Même si certaines personnes détruisent les supports physiques contenant des idées, ces idées continuent de circuler simplement à cause de l'oralité ou du fait de copies de livres non autorisées. Parfois, les idées peuvent être dangereuses, d'une manière ou d'une autre, pour le vivre ensemble par exemple, et l'histoire l'a appris au monde entier dans certains cas. En France, il y a eu en 2019 un débat public autour du projet de Fayard de publier une réédition "critique" de Mein Kampf. Une version augmentée de notes critiques et de commentaires rédigés par des historiens, intitulée Historiciser Le Mal, sous la direction de Florent Brayard et Andreas Wirsching. Dans ce cas particulier, pencheriez-vous pour l'utilité de l'initiative de l'éditeur (l'argument d'une "mission historique et citoyenne") ou le danger de redonner un accès libre à ces idées ?
Il est intéressant que ce titre "de travail" ait provoqué cela et d'autres questions du même genre, et cela me fait me demander à nouveau si c'était une bonne idée de le garder ou non ? – Si on le veut, il peut poser beaucoup de questions, ouvrir beaucoup de portes et de chemins à suivre. Il existe de nombreux types de livres et de nombreux cas où l'on peut les brûler – à un extrême, il peut s'agir de livres métaphoriques ou même de brûler des livres pour se réchauffer. Il peut également s'agir d'un acte politique ou moral ou d'un acte de défi ou de restriction. Mais cela ne s'est pas encore produit dans la chanson, ou peut-être même dans un passé dont nous ne savons rien. C'est trop ambigu - mais nous pouvons l'ignorer, et prendre la chanson pour ce qu'elle est… pour le moment, je suis plus enclin à l'ignorer. J'adore son introduction à la clarinette !

Tu semblais dire que tu ferais peut-être un album plus ambiant avec Justin après ce que nous avions entendu au début du tout dernier concert à Limoges, en octobre 2021... Est-ce toujours le cas et avez-vous progressé là-dessus ?
Nous avons progressé mais j'ai continué à trouver des parties textuelles et vocales qui éloignaient ce projet de la musique ambiante/instrumentale pour le diriger vers de la narration ou des chansons. C'est assez ennuyeux car j’apprécierais vraiment une présence beaucoup plus importante de pièces instrumentales sur nos disques… mais je ne peux pas m'empêcher de participer et souvent, avec ces pièces très ouvertes, les idées me viennent rapidement. Ensuite, il y a des pièces faites absolument pour le chant, avec couplets et refrains, et il me faut environ quatre ans pour les élaborer. Notre intention initiale était d'enregistrer un album de Brothers Of The Trees (NDLR : projet commun des deux frères Jones), mais aujourd’hui nous devons prendre une décision sur l'endroit où poser ces idées. Elles seront au final toutes absorbées par And Also The Trees, je pense, et formeront la base de notre prochain album.

Le dernier opus studio du projet November avait vu votre son progresser. Comment évolue aujourd’hui ton partenariat avec Bernard Trontin, des Young Gods ? Penses-tu qu'Arnaud Sponar, présent avec vous en live, intégrera le processus artistique pour un potentiel troisième album ?
Arnaud est génial et j'aimerais pouvoir faire un autre album en formation trio. Ma principale préoccupation deviendrait alors de trouver les idées pour un album de November en même temps que j'écrirai le prochain album d’AATT… Mais je peux essayer. Avec November, les choses ne sont jamais précipitées, nous pouvons donc commencer. Il nous a fallu environ neuf ans pour faire l'album 2nd, et quelqu'un a fait remarquer que si nous continuions à ce rythme, dans environ six cents ans, nous arriverions à "December".

Il y a ce livre en forme d’anthologie de votre performance scénique intitulé The Live Chronicles, signé Achim Jöhnk. As-tu pu le parcourir et as-tu été surpris par certains aspects, certains souvenirs/objets/photos que tu aurais redécouverts en le parcourant ?
C'est un document extraordinaire, vraiment bien ficelé et bien présenté. Je n'aurais jamais imaginé qu'une telle chose existe un jour. Je suis totalement confondu par cela, mais jusqu'à présent, je n'ai pas pu le regarder en détail. De mon côté j'ai écrit de courts articles sur les années de formation du groupe comme une sorte de célébration de son quarantième anniversaire… Ça a été agréable et les gens m'ont encouragé à travailler pour faire publier ces choses sous la forme d’un livre… auquel je pense ! Mais avec ça et le film documentaire qui est en train d'être réalisé sur nous (NDLR : Simon fait a priori référence au travail des vidéastes et adeptes d’AATT Faits Divers), je dois faire attention à ne pas trop m'enfermer dans le passé.

Si tu trouvais toi-même une figurine en os, la garderais-tu ou la jetterais-tu dans la rivière, comme l’une de tes amie l'a fait après une de vos conversations ?
Si je n'aimais pas la sensation ou la sensation que l’objet dégage, je le jetterais dans la rivière, oui. Je ne suis pas particulièrement sensible à ce genre de choses mais je suis conscient que certains objets comme certains endroits peuvent vous mettre inexplicablement mal à l'aise ou vous déranger. Cela va aussi dans l'autre sens, ce qui peut déconnecter l’objet de toute notion de valeur ou de prix, pour toi. Mon amie m’avait dit : "j'ai une petite figurine en os mais je ne l'aime pas, j’ai un mauvais sentiment à son égard" ; et je lui ai répondu : "jette-la dans la rivière alors". Elle l'a fait, là où le courant était fort.