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Image de présentation
Revue
29/05/2023

Animal

Poésie d'Aujourd'hui | hiver 2022

Date de sortie : 2023
Editeur : association Lettres Verticales
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Franck Doyen éditait il y a quelques années de cela une revue du nom de 22 (Montée) des Poètes. En parallèle, il a tracé son propre chemin en poésie, lancé et développé le festival Poema pour Nancy et ses environs. Nous le retrouvons aujourd'hui avec animal, revue sous-titrée "poésies d'aujourd'hui", éditée par l'association Lettres Verticales (la même qui organise le festival Poema), avec le soutien de la DRAC Grand Est et de la Région Grand Est. Sandrine Gironde, Jean-Marc Bourg, Mathieu Olmedo complètent le Comité de Rédaction, tandis que la mise en page est signée Frédéric Rey. L'imprimeur est français : La Nancéienne d'impression. 

Dans le monde des revues de littérature (et plus encore, de poésie), ces renseignements sont aussi importants que le label, le producteur et l'ingénieur du son pour un album de musique. Un numéro papier coûte 25 €, sachant que chaque année deux numéros sortent, dont un sous format digitalisé. Le monde de la poésie n'est pas rentable, ne peut pas l'être en l'état actuel des modes et des retours. Les soutiens et les choix éditoriaux sont l'épine dorsale. Nous y reviendrons sans doute pour un état des lieux à plusieurs voix.

Pour l'instant, il est l'heure de recenser ce numéro imprimé pour cette nouvelle parution. Le format est classique : une série d'auteurs est au sommaire, certains sous la forme de poèmes, d'autres par leur art visuel. Pas d'entretien, pas de dossier, pas de critique. En revanche, les présentations de chacun des invités permettent de faire le point sur les éditeurs actifs, les prix encore décernés et quelques éléments biographiques succincts.

La mise en page est aérée, élégante, les marges bien larges permettant une mise en valeur de qualité. Le papier choisi et la typographie invitent à lire en plaçant la revue dans le haut de gamme, côté "belle revue" et non pas "magazine avec pages qu'on va corner". Chaque transition d'un artiste à l'autre bénéficie d'une pleine page couleur, tandis qu'un cahier de visuels est en couleurs pour les encres et les huiles de Jacques Le Scanff [image ci-dessous]. Tous les textes sont des inédits, groupés dans la première partie sous un terme, celui de paysages, même si cet appel à rêverie peut prêter à confusion tant le nom est riche de possibles.

J'ai apprécié la poésie d'Etienne Faure, de longue-phrases poème en prose avec chute qui taille dans le vif, inspiration romantique et urbaine, guettant les envolées, les provoquant par une belle contre-homéotéleute ("quand eux, félins sous le banian du quartier, minaudent, mi-figue mi-raisin, et miaulent."). D'autres attraits plus sombres (comme les gargouilles), un humour parcimonieux avec recours à la modernité qui frappe, ainsi qu'une langue relativement simple amèneront à son écriture un public large.

Olivier Domerg propose une belle réflexion / description, un parcours géographique et intime capable de lutter contre les racismes de base. "Nous ne décrivons pas le monde, mais l'écrivons." L'abondance de points d'exclamations amène des sursauts non souhaitables tandis que les italiques et les lettres capitales font davantage sens. Les images surgissent au dépourvu : "Le foyer dru des branches déployées darde son vert tendre vers le ciel qui s'éclaircit de plus en plus, en dépit des culottes bouffantes et bouffonnes des cumulus blancs qui bavent, rampent et lambinent, à basse altitude (...)". Des vrilles de registre familier s'équilibrent avec des vers blancs ("Les genêts sont en fleurs, jaune est leur hémistiche."). Dans ce numéro, c'est sans doute la vision du paysage qui m'a le plus intéressé.

La poésie heurtée et cassée d'Emmanuèle Jawad m'a posé question, ses strophes en prose, sans ponctuation ni majuscules, adoptent une syntaxe avec vides à combler ; l'évocation en est freinée pour ma sensibilité.

Michèle Métail propose une installation visuelle et mentale de tout premier plan. Elle semble décrire, de la droite vers la gauche, les diverses scènes peintes sur un rouleau chinois du XIIème siècle : "La fête de Qingming au bord de la rivière". Ses groupes nominaux en lettres capitales avancent, irrépressiblement, leur forme mue de manière progressive, les personnifications surgissent, on voit se dérouler la peinture, la poète choisit ce qu'elle donne à voir et dans quel ordre elle fait surgir ce qui est exposé. La description se fait narration tandis que se déplacent les personnages, un peu à la façon de l'illustrateur The Tjong-Khing (La Course au Gâteau, La Fête d'Anniversaire). J'aime bien ce moment où l'on se dit qu'on arrive au centre de la toile peinte, que c'est à cet instant de notre lecture que les personnages de gauche et de droite convergent car, effectivement, il y a un centre-bourg et une  campagne environnante. J'y ai distingué aussi des volutes de la nouvelle de Pierre Loti, "La Chanson des vieux Epoux", pour ce climat de tension constante entre pauvreté et richesse, deux mondes se côtoyant sur la toile (et sur les pages de la revue), mais pourtant cachés/révélés l'un à l'autre et n'existant que par leur confrontation.

Je retrouve avec plaisir Christophe Manon auquel La Femelle Du Requin avait consacré un numéro en 2011. Celui-ci nous enjoigne de prendre le temps de lire car trop souvent la poésie est lue avec une rapidité inféconde : 
"rouge vert et bleu oh
vert jaune rouge vois
mais vois donc"
Ses enjambements soulèvent l'esprit comme des wagonnets de montagnes russes, s'attachant à dompter la souffrance de l'amour, les liens filiaux, la vie et l'attente exaspérée de la mort. Haute voltige, il y a des choses à glaner dans ce semblant de vie qu'on se donne, en gardant intacte notre foi d'enfant, notre curiosité pour ces ombres, ces portes et ces spectres. Gardé par des tournesols noirs, on ausculte cette "stupeur de vivre".

Camille Ruiz m'a amusé avec son texte sur l'intimité exotique d'une maison familiale peuplée de bêtes fantoches (panthère, araignée géante, ours et un pauvre toutou). L'acceptation d'une normalité élève le propos : "oui, je crois que nous étions tous pris dans ce mouvement constant d'adaptation, de soumission à l'environnement, où chacun est l'environnement de l'autre." Il s'agit de disparaître, de s'effacer, comme les majuscules de son texte. Cette forme, trop répandue aujourd'hui, ne me semble plus forcément pertinente. Son écriture n'a pas besoin de ce truchement pour s'éloigner de la prose, l'univers qu'elle crée depuis quelques années étant déjà suffisamment singulier. Une voix à suivre.

Je découvre avec plaisir Luc Bénazet : son écriture pourrait être qualifiée de poésyslexique, tant il s'ingénie à truquer les mots et les sons en les cabossant, en répétant des syllabes désarticulées. Cela forme un espéranto poétique très stimulant visuellement et dans la partie sonorisante de notre cerveau, mais la forme a fini par recouvrir le fond et j'ai encore du mal à savoir où il va (avec ce seul texte). Les corps enfermés et le silence sont camouflés par ce bris du cadre formel ; en dehors du cri qui exprime un JE poétique qui se veut unique, la langue tordue doit (selon moi) amener et servir un univers, une vision du monde plus vaste. L'interrogation ici posée m'amènera sans doute à chercher plus loin que ces quelques pages.

Alban Kacher en revanche me séduit immédiatement : il livre un ensemble de bloc-textes dressés en tours d'immeuble, histoire de rendre visible la tour dans laquelle travaille son narrateur. Proche de Gilles Maté ou de Beurk (Le Salariat pue), il parvient à montrer l'indigence du travail à la Défense, les défenses chevaleresques et volatiles que met en place le travailleur, puis la résignation et la peur de l'aventure. Plus fort encore, il ressuscite la mémoire des scribes depuis la nuit des temps ; écartelés entre la possibilité d'inventer des mondes et la nécessité de tracer des colonnes de chiffres, colonnes exigées par ceux qui emploient les lettrés... 

Enfin, de Christianne Veschambre, je retiens quelques vers, phares pour des réflexions, énoncés simples mais percutants de vérités bonnes à dire : 
"là où on ne dort pas 
on n'écrit pas

là où on n'écrit pas
on ne dort pas »

"la poésie est une langue handicapée »
expliquais-je à ceux qui m'écoutaient
réveillée j'ai su ce que je disais
inadaptée
par son handicap 
à l'usage courant normal
elle est sans rampe d'accès (...)"

Un inédit de Jean Thibaudeau (mort en 2013) vient glacer les dernières pages : il y est question de guerre et de révolution, ce qui est pour le moins poignant.

Avec le soin apporté à la sélection de ces noms, animal établit une ouverture choisie et affirmée sur le fait poétique. Ce bel ensemble gagnera à s'étoffer de pédagogie afin de se gagner un public plus important que celui des lecteurs habituels ; je pense notamment à des lycées : si on n'amène pas la poésie en ces lieux, qui ira la chercher ?

Sommaire
  • 01. Mary-Laure ZOSS - n'y aurait-il plus que jour étroit, dehors pauvre à sarcler
  • 02. Etienne FAURE - Vues de quartier
  • 03. Amandine MONIN - Cabane de Lagne avec l'enfant brouillard
  • 04. Jacques LE SCANFF - Pierre et vent effacent le temps
  • 05. Olivier DOMERG - Double incursion dans l'en-cours d'un chant(ier)
  • 06. Emmanuèle JAWAD - Voie rapide
  • 07. Michèle Métail - La Cité Millénaire
  • 08. Christophe MANON - Elégies mineures
  • 09. Olivier JUNG - Ecriture(s)
  • 10. Camille RUIZ - neige
  • 11. Luc BENAZET - Première et seconde variations
  • 12. Alban KACHER - [tours]
  • 13. Christiane VESCHAMBRE - Là où je n'écris pas
  • 14. Jean THIBAUDEAU - Où ils apprennent à lire, à écrire...