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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
16/05/2022

Anne Marzeliere

"Capturer la beauté telle qu’elle m’apparaît, sans prévenir"

Discipline : Photographie
Parutions : Lust4Live, Persona Editions
Photographies : Anne Marzeliere
Posté par : Emmanuël Hennequin

Velvet Kills, Broken Waltz, Soon, She Said, Sweet Gum Tree, Motorama, récemment Mona Soyoc (Kas Product)… Photographe auteur, Anne Marzeliere aime la musique, les musiciens, les humains tout court, leurs histoires. Son boîtier happe le reflet du réel ou birfurque vers la fiction.
Les êtres : en leur attitude, une vérité. Elle, elle la débusque, capture un fragment de l’âme : celle des autres oui, mais… peut-être un peu la sienne, qui sait ? Qui sait ce que cherche Anne, au fond ? C’est elle qui, en aparté, nous a glissé ce mot de Willy Ronis : "Chacun de nous porte en soi une vision intérieure. Une photo réussie est, en partie, le portrait de son auteur."

Obsküre : Quelles ont été, selon toi, les principales difficultés de cette photographie de concert à laquelle tu t’es un temps consacrée pour Lust4Live ? Qu’est-ce-qui, au fond, t’a rendu cet exercice moins naturel que celui de la pose ou du portrait ?
Anne Marzeliere : La photo live c’est une énergie, un exercice de style que j’admire chez les autres. Elle relève d’une vraie maîtrise technique du boîtier et d’une bonne dose de patience. C’est aussi un rapport au réel : la photo trace, l’empreinte du "ça a été".
Mais je crois simplement que l’idée de capter quasiment la même chose que mon voisin m’ennuie. C’est la question de la place, d’une quête d’exclusivité dans le rapport. Et puis c’est un rapport à la vitesse qui ne me correspond pas. Si bien que désormais, je ne sors quasiment plus mon appareil photo en concert, je profite pleinement de la musique et lorsque Lust4Live bénéficie d’accréditations, je suis envoyée d’office backstage. Ce que je m’applique à capturer, c’est l’image même de ce qu’est le rock pour moi : l’élan juvénile, insolent, viscéral. Des regards perdus, des poses lascives, des tatouages exhibés, et ces masses de fumée qui s’élèvent dans les airs.
Du coup, je préfère le portrait (NDLA : autoportrait ci-dessous, portraits plus loin) ou la fiction (NDLA : plus bas) au live. Dans le portrait je suis très instinctive, c’est de l’ordre de la pulsion : motivée par une envie, totalement physique. Il m’arrive d’arrêter une personne dans la rue parce que je ne peux plus la quitter des yeux : can't take my eyes off you ! Elle réveille un besoin compulsif, une charge intense, il faut que la photo existe. C’est fiévreux, haletant. Je cherche à capturer la beauté telle qu’elle m’apparaît, sans prévenir. Je travaille au sentiment, instinctive et portée par les émotions que me procurent ce que je lis, la musique que j’aime… un vrai cinéma intérieur !

Que viennent chercher dans ton regard les personnes qui se font shooter ? Attendent-elles de ta part une "révélation" ?
Le photographe éveille une confession et la porte à la lumière, et à ce sujet les mots du portraitiste Paolo Roversi résonnent parfaitement je trouve : "Un portrait, c’est toujours une rencontre, un échange intime, quelque chose de très personnel. C’est comme un double miroir : mon sujet se reflète en moi, et je me reflète dans mon sujet…"
Mais il me reste difficile de répondre à cette question. Je me rappelle des mots clefs gravés par ma première rencontre avec Arno : il était question de la place, de comment trouver la sienne dans le monde moderne. Ce rapport au monde, palette feutrée, teintes sourdes, poète, poids du souvenir, jardin ancestral. Et je préfère partager les mots qu’Arno Sojo (NDLA : Sweet Gum Tree) a si gentiment accepté de me confier après notre séance : "La personne qui te photographie te tend un miroir qui te permet de considérer ton image avec davantage d'objectivité, de réaliser ton potentiel comme tes limites. Tu peux en ressortir grandi et sous ton meilleur jour, c'est souvent ce qu'on espère et certainement une manière de chercher à transcender sa condition. En tout cas, quelque chose est fixé pour l’éternité, et rien que cet aspect-là confère à la séance un aspect précieux. Quelque chose de fugace et mystérieux a été capturé, quelque chose d’unique en soi, né de la rencontre entre photographiant(e) et photographié(e) à un moment donné. Pour ma part, l’attente consistait à capturer la trace de l'existence d'un projet musical, traduire son esprit, définir son essence, écrire le testament visuel d'une aventure sonore. Dans une culture du divertissement où l'’image prime sur les mots ou les sons en termes d'impact, il s’agit de fixer ce qui n'existe pas tant qu'il n’a pas été montré."

Tes exercices de style sont divers. As-tu préférence pour une photographie brute, celle de l’instant, de la vérité, ou te plais-tu autant à créer une fiction autour de l’image, à la scénariser ?
À la différence des portraits ou des commandes spécifiques, où je dois me conformer à une sorte de cahier des charges, c’est une vraie nécessité que d’avoir mes projets personnels. Liberté chérie…
J’ai un élan pour la photo-fiction, j’aime l’image fixe. Je m’invente un monde parallèle, un espace-temps onirique, où je raconte mes histoires. À la différence du cinéma il n’y a pas d’avant, pas d’après, c’est un langage sans continuum. J’ai plusieurs cahiers que je trimballe partout, griffonnés de trames, de scénarios, de mots clefs, de paroles de chansons. Super foutraque, et paradoxalement tout y est orchestré, composé. Pourtant à chaque fois, je sors de ma feuille de route, j’adore les débordements in situ, me laisser surprendre par ce que je n’avais pas prévu… Je m’autorise à sortir du cadre.



Ta rencontre avec Mona Soyoc t’a amenée à réaliser pour elle une partie de son imagerie 2022. Personnellement, je lui trouve une aura magnétique, solaire. Mona est-elle ou non facile à photographier, et pourquoi ?

Mona est magnétique, hypnotique et solaire, oui, assurément. Sa grâce est féline, animale. Nous sommes très à l’aise en séance, c’est très fluide parce qu’on fonctionne dans l’échange, on se donne mutuellement. Un vrai dialogue, reflet dans un reflet. Parfois je parle, parfois je ne parle pas. Souvent je suis éblouie, comme en apnée derrière l’objectif. Elle collabore corps et âme.

Tu as appréhendé Mona par l’image (NDLA : images ci-dessous - la seconde est inédite) sans pour autant être une fan ancienne. Ne pas avoir pleine conscience de ce "poids du passé" te semble-t-il avoir une vertu libératrice, en tant que photographe ? Le regard neuf ouvre-il une zone de confort ?
Oui j’ai adoré ça, la page blanche. Quand je travaille sur un projet de communication, mon premier travail c’est de faire l’état des lieux, de débroussailler. Je voulais capter son état d’esprit et ce qu’elle avait à dire d’elle aujourd’hui, son message. La question est sans détour : Qui suis-je ? Après, moi, je me débrouille avec mon instinct. Notre rencontre remonte à la fin 2019, nous échangeons souvent, c’est très joyeux. Mais dès qu’elle chante je pleure. Mona me prend aux tripes.


Ressens-tu une pression particulière lorsque tu photographies un musicien / un groupe que tu aimes ou que tu as suivi longtemps ?
La pression existe dès lors que tu dois rendre ta copie, dès que tu y mets du cœur je crois. Cette trouille de ne rien avoir de bon dans le boîtier, d’être passée à côté, bien sûr ça arrive.

La photogénie est un phénomène mystérieux. En fonction des personnes, l’épreuve photographique les fait resplendir ou les ternit, les affadit. Qu’est-ce qui, selon toi, fait la photogénie ? Sommes-nous inégaux devant elle ?
Du grec "engendré par la lumière". On ne peut réduire la photogénie à l’apparence, elle va au-delà de la beauté, en fait c’est une question de laisser aller. Soit on est à l’aise devant un appareil photo, soit on est en défense. On ne peut être photogénique que par l’intermédiaire du regard de l’autre et pour que la magie opère, il faut un alignement entre l’estime de soi – celle de la personne prise en photo – et l’estime du photographe. La caméra agit alors comme un prisme, un révélateur de ce qui nous dépasse et ne s’explique pas toujours. Une histoire de rayons invisibles.

Qu’est-ce qui te fascine, au point d’en faire une ligne directrice de ta photographie, dans "l’instant du désir à son point de combustion lente" que tu cites dans un récent numéro de Persona ?
Voilà ce qui m’obsède et me fascine, ces mots de Jack Kerouac par exemple : Everything is a mess. The hair, the bed, the words, the life, the heart. Je passe mon temps à les traduire en image, l’attente, le manque, la fièvre. Je les répète inlassablement comme des notes entêtantes, chantées en boucle. J’ai beaucoup de mal à en parler. Dans certaines de mes séries, il y a des clefs, c’est assez narratif, j’use souvent des mêmes codes esthétiques. Je parle de faire l’épreuve du désir. La photo est une autre manière de l’expérimenter, fixer un regard sur ce grand bazar - cette énigme de l’état amoureux qui à la fois fige et immobilise puis tenaille, et cogne de partout.

Toi, femme de musique, donne-nous donc quelques exemples d’images de pochettes de disques ou de photographes qui ont marqué ton imaginaire...

1/ JOHN COLTRANE - Live At The Village Vanguard (Impulse!) (1962)
Un disque devenu essentiel, celui du dimanche matin, un de ceux que mon père écoutait et écoute encore religieusement. C’est une belle histoire de transmission, un émerveillement à effet retard. C’est bien simple, je voue un culte au Dieu Coltrane, à son souffle, à son cri dans toutes ses formes, et à sa transe dans toutes ses dimensions.

2/ THE FIELD MICE – Sensitive / When Morning Comes To Town (Sarah Records) (1989)
Quand j’écoute ce disque, je suis immédiatement propulsée sur mon lit chez mes parents, c’est la bande-son de l’attente fébrile du coup de téléphone d’un ami qu’on a quitté à peine une heure plus tôt – à qui on lit la lettre reçue de ce correspondant anglais qu’on aime secrètement –  et ensemble, nous fantasmerons ce voyage initiatique qui finalement qui ne se fera pas. Je reste très attachée à ce genre de truc d’adolescents qui le demeurent à vie. J’adorais le catalogue Sarah Records : The Field Mice, Blue Boy, The Wake, St Christopher… J’ai fondu pour cette pop sensible, chantée par d’éternels lycéens. Une certaine idée de la musique existentielle par nature.

3/ TODD HIDO – In The Vicinity Of Narrative (série)
Je suis fascinée par cette série et par l’œuvre de ce photographe qui travaille la narration comme personne. In The Vicinity Of Narrative révèle une œuvre éminemment cinématographique, aux images aussi magnétiques qu’étranges. Des maisons vues de l’extérieur, des intérieurs laissés à l’abandon, des paysages embués pris à travers le pare-brise de sa voiture, des personnages féminins photographiés dans des chambres de motels… Les photographies de Hido sont tels des plans fixes tirés de films que le spectateur doit imaginer ou des amorces de scénarii qu’un David Lynch pourrait développer.

Concluons. Autoportrait. Je pense à ta photo de profil sur ton FB officiel (NDLA : vous vous rappelez ? Ici même, celle du haut...). On ne choisit pas une photo par hasard. Lorsque tu regardes cette Anne que tu photographies, que vois-tu dans le miroir ? Que reconnais-tu de toi ?
C’est difficile de résister à l’autoportrait, il y a une vraie tentation. Mais derrière l’autoportrait, il n’y a pas de démarche introspective pour moi, c’est juste un cliché. Je crée une image qui s’accorde à mon désir, un transfert. Un double, assurément, une sorte de fiction, une chimère.