Digital Media / Dark Music Kultüre & more

Chroniques

Musiques, films, livres, BD, culture… Obsküre vous emmène dans leurs entrailles

Image de présentation
Livre
27/12/2024

Annie Francé-Harrar

Les Âmes de Feu

Editeur : Belfond
Genre : anticipation écologiste
Date de sortie : 2024/09/26
Note : 65%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Belfond a déterré un livre d'anticipation initialement publié en allemand en 1920. Son autrice, Annie Francé-Harrar, fut spécialiste de la fertilité des sols : formée en biologie, elle était à l'initiative de la première grande station de compostage, en 1945. 

Son livre (dont c'est la première édition en français) propose une dystopie sympathiquement ficelée. Les nouvelles villes ont une centaine d'années. Les humains intellectuels, fervents soutiens de la Culture (au détriment de la Nature, on a saisi le concept), se déplacent en autinos, des machines installées aux chevilles (les hoverboards d'aujourd'hui ?). Ces citadins sont classés par matricules, le plus élevé étant le plus respecté. La novlangue (cf. le roman 1984 de George Orwell, publié en 1945) est en place, rejetant vers les "Maisons des Rêveurs" les rares réfractaires.

La machine se grippe lorsque l'artificialisation contrainte des aliments (on ne produit plus assez d'aliments dans des sols rendus stériles) va pomper les dernières capacités en hydrogène et azote de notre environnement. Un scientifique et ses étudiants tentent en vain de prévenir leurs contemporains de la catastrophe proche (film Don't Look Up : Déni Cosmique, 2021). Malheureusement pour les hommes, les événements vont se précipiter, submergeant les calculs les plus pessimistes (tiens, tiens...).

Alors, "le temps de la chair était révolu ; le temps du feu commençait".

Des êtres de métal incandescent sortent des profondeurs et s'attaquent aux mégapoles.

Les cabaniers, héritiers frustes des derniers pécores survivants avaient auparavant été appelés à la rescousse : parqués en périphérie pour stabiliser une population déclinante (problème de natalité) et objets d'études moqueuses (film Le Dîner De Cons, sorti en 1998, roman Le Meilleur Des Mondes d'Aldous Huxley, mettant en scène de prétendus Indiens en réserves, publié en 1932), ils offrent cependant la seule alternative crédible pour un nouveau recommencement. Reste à appréhender ce retour à l'élevage et à l'agriculture respectueuse des sols.

Les idées nécessaires à un ouvrage de science-fiction sont abondantes : les machines à huit échasses (des "arachnions" à la Salvador Dalí, comme dans "La Tentation de Saint-Antoine" en 1946 ou "Les Éléphants" en 1948), la caste des cerveaux à grand front, myopie (au sens propre et figuré) et immaturité, les lionnes de soie (des félins miniatures), le bromoglyphe comme ancêtre de notre nutriscore, les appareils de refroidissement qui équipent les logements alors que la température ne cesse de croître, et enfin les machines stockées sous la montagne et maintenue en fonction par des ouvriers à mi-chemin entre les mineurs de Germinal (Zola, 1885) et les Morlocks de La Machine À Explorer Le Temps d'HG Wells (1895).

Ce qui achoppe, c'est le miroir désuet qui est tendu : l'absence de sororité lorsque les citadines accueillent la cabanière chez elles, la prétendue bonne volonté très primaire de ces villageois plus rousseauistes et bêtes que leurs animaux.

Le narrateur omniscient est un parti-pris intéressant mais qui peine à imposer des personnages pour lesquels mon manque d'affection a été un lourd handicap.

"Le vieux savant était plongé si profondément dans ses pensées qu'il ne remarqua pas que les deux jeunes hommes se dévisageaient en silence. Encore quelques semaines plus tôt, ils parlaient de mille choses lorsqu'ils travaillaient ensemble presque quotidiennement. Maintenant, ils se trouvaient côte à côte, à se toucher quasiment, mais le lien entre eux paraissait s'être brisé.
Alfred se demanda si son ami avait tant changé. Il ne reconnaissait pas en lui cet enthousiasme, cette joie, cette santé. Daniel donnait l'impression d'avoir grandi parmi les cabaniers et non plus à A15. De son côté, ce dernier comprenait de moins en moins cette caste de cerveaux dépassionnés. Comment ces citadins pouvaient-ils vivre coupés de l'air, du soleil et de la beauté, cloîtrés dans la grisaille de leurs murs artificiellement chauffés ? Alfred ne semblait-il pas issu d'une lignée d'embryons desséchés ?"

Le Daniel, hypersensible et souffrant parfois comme un jeune Werther (de Goethe, publié en 1774 et remanié en 1787) est un anachronisme, mais j'aime bien quand il regarde le paysage des hauteurs où il a choisi de vivre évoquant aisément le tableau de Caspar David Friedrich "Le Voyageur contemplant une Mer de Nuages", peint en 1818. Les comparaisons homériques (page 73) marquent aussi un style un peu ampoulé. Je pense que la traduction d'Erwann Perchoc est respectueuse de l'original et a su transcrire ces particularismes : 

"Pareille à une rose des Alpes qui, après avoir longtemps souffert en plaine, était enfin replantée dans son sol natal, s'étirait béatement dans le vent qui siffle et laisse tranquillement passer la chaleur du ciel et la pluie glaciale, la jeune femme avait pris racine sur ces hauteurs rocheuses avec force et vigueur."

Le final pastoral (et gentiment porteur d'espoirs) a cette tonalité champêtre du double roman Heidi de Johanna Spyri (1880, 1881). Avant ça, la mort de Marian, figé face à la destruction de ses fleurs artificielles (puisque les vraies sont mortes), est montrée comme une aberration risible alors que la disparition de la culture est aussi un drame, au milieu des carnages et des guerres. Les émeutes entre ces faux civilisés pour rejoindre les aéronefs et la structure verticale des cités sont une annonce du Metropolis de Fritz Lang (1927)...

J'aime bien le dilemme sous-jacent instillé par le meurtre d'un chien, nécessaire pour tenter de sauver l'humanité et les sentences sur cet humus affamé, sans bactérie pour ne serait-ce que digérer un rongeur mort. 

Il reste que cet ouvrage ne saurait aujourd'hui être pris pour ce qu'il n'est pas (un grand roman), mais que son étude en intégralité (comment voyait-on l'avenir après la première guerre mondiale ?) ou par extraits (quelles villes pour demain ? quelles peurs ? qui savait déjà ? qui avait prévenu ?) et les liens avec d'autres œuvres sont de bonnes entrées pour appréhender ce texte.