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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
12/06/2020

Babel 17

"La colère, le dépit, le dégoût" (Pt. II)

Genre : post-punk / coldwave
Contexte : 'Celeano Fragments' - XXXe anniversaire de la solrtie du premier album studio
Photographies : Babel 17 Archives
Posté par : Sylvaïn Nicolino

La science-fiction, la touching pop et le désamour des cultes coldwave passés dans le champ du mainstream ont fait le menu d'entrée de notre entretien avec Jean Fransceschi, frontman des coldwavers français cultes. Suite et fin de notre entrevue, où il sera question de visuels et d'images, de la relation avec Lively Art, de Celeano Fragments, de la R'lyeh Suite, de fantastique (Lovecraft inside) et de l'état de la scène.

Obsküre : Lively Art a parfaitement réussi votre pochette, vous aviez échangé avec le duo Huart-Cholley (responsable de travaux pour The Saints, New York Dolls et les Français Charles De Goal) ? Le logo du groupe avec ce joli B majuscule, c'est eux aussi ?
Jean Franceschi : Nous avons en effet été en contact avec Pearl Cholley et Philippe Huart, qui avait fait partie du groupe Danse Macabre, aux côtés de Louis Thévenon (le futur boss de Lively Art) et de Patrick Blain de Charles de Goal. La pochette a été conçue en fonction de nos idées, et réalisée par Huart & Cholley. C'est également eux qui ont créé notre logo… Le joli B majuscule, comme tu dis, est le même que celui de la marque de whisky Ballantine's ! Je me souviens aussi d'une ballade dans Paris avec Philippe Huart pour photographier des rideaux en ferraille rouillés de devantures de magasins (N.D.L.A. : voir la bande horizontale en bas de la pochette de Celeano Fragments).

Comment en êtiez-vous arrivés à signer avec Lively Art ? Vous aviez déjà l'expérience de groupes précédents, saviez que vous rejoigniez New Rose, label de référence : c'était une consécration ?
C'est Holyvier de Little Nemo qui a fait parvenir notre K7 démo à Louis Thévenon de Lively Art… À ce moment-là, nous avions enregistré la moitié de Celeano Fragments. Thévenon était enthousiasmé, et nous a signés pour faire paraître l'album. Nous lui avions demandé une avance de trésorerie de dix mille francs pour pouvoir finir d'enregistrer l'album dans de meilleures conditions. C'était une consécration pour nous, bien sûr, d'être signés sur un sous-label du plus gros label indépendant de l'époque (New Rose) ! Et contrairement à la plupart des groupes de l'époque, nous n'étions pas passés par le circuit habituel de parution de morceaux sur des compilations, nous sommes sortis de l'ombre directement avec la parution de Celeano

Vous ne vous retrouvez pas sur la compilation maison du label, 13, c'était trop juste dans les temps pour inclure un morceau de l'album ?
En effet, il était trop tard pour être inclus sur 13, déjà en cours de pressage quand nous avons signé.

Celeano Fragments est ressorti deux fois, ce qui fait plaisir, chez Infrastition et chez Desire Records. C'est à ce moment que j'ai découvert la suite R'lyeh. Je trouve que l'agencement des deux fonctionne et éclaire mieux votre projet. Peux-tu m'en dire plus ?
L'album a été réédité en 2007 par Infrastition. Nous avions décidé avec Alex de ressortir l'album intégral avec R'lyeh Suite inclus dedans, tel qu'il était sur le CD de Lively Art… Et de rajouter quelques pistes supplémentaires, des versions live de morceaux de l'album essentiellement. Pour la réédition vinyle de 2015 chez Desire, le but était de ressortir le disque vinyle tel qu'il était sur Lively Art… C'est, à peu de choses près, ce qui a été réalisé.

R'lyeh Suite, ça venait d'où, en dehors de la référence à Lovecraft ?
Nous aimions bien Howard Lovecraft et sa mythologie antique occulte peuplée de divinités effroyables telles que Cthulhu… "R'Lyeh est la cité engloutie où Cthulhu rêve et attend". Le titre de l'album Celeano Fragments a été emprunté à la mythologie de Lovecraft, il me semble que c'est censé être un livre occulte dont les pages sont disséminées sur les fragments d'une étoile qui a explosé… Quand j'essaie de visualiser ce concept, je pense à chaque fois à la pochette d'Unknown Pleasures de Joy Division !
Pour conclure l'album, nous avions prévu de faire une suite de six morceaux assez courts et nous avons finalement retenu R'lyeh Suite comme nom pour cette dernière partie de l'album. C'est la partie la plus expérimentale de l'album. Les influences musicales qui nous ont poussés dans cette direction sont probablement A New Form Of Beauty des Virgin Prunes et Mix Up de Cabaret Voltaire…  À l'intérieur de cette suite, on trouve notamment un titre nommé "Da-Ye", qui est en fait un mix des guitares de l'introduction de "Darkest Years", qu'on a isolé du reste des pistes du morceau. Le titre "Querhell" a suivi le même schéma : ce sont les prises de voix qui arrivent sur la dernière partie du titre "Come into Hell and Murder Hate" qu'on a une nouvelle fois isolé. "Millenium" est un morceau d'EBM atmosphérique et planant…

J'ai l'impression, validée par les concerts, que c'est aujourd'hui que Babel 17 (re)trouve un vrai public. J'en suis très content et votre actualité ne cesse de s'étoffer.
Je ne sais pas si nous avons retrouvé un public…  Nous ne donnons pas beaucoup de concerts, il est vrai : nous avons fait à peu près vingt-cinq apparitions scéniques sur les dix années qui viennent de s'écouler. Ceci dit, en 2020, la scène post-punk / goth est quasi moribonde, particulièrement en France. Et le Covid-19 est actuellement en train d'enterrer ce qu'il reste de cette scène agonisante ! J'ai parfois un peu l'impression de "brailler dans le désert"…

Et alors, que "brailles"-tu avec Babel 17 ?
Je braille ma colère, mon dépit et mon dégoût de voir ce que devient le monde ! Tout va de plus en plus mal, partout : tout est pollué, il fait de plus en plus chaud et les étés deviennent difficilement supportables, on détruit inexorablement notre planète, on consomme de la mauvaise nourriture, trop de gens sont au chômage, les conditions de travail sont de plus en plus dures pour les travailleurs et l'individualisme est roi, professionnellement parlant… Les banquiers, les financiers et les hommes d'affaire font la loi.
Les gouvernements successifs et leurs politiques n'ont fait que nous envoyer droit dans le mur, inexorablement… Malgré des manifestations récurrentes, comme celles organisées par les Gilets Jaunes, le gouvernement actuel refuse obstinément d'écouter le peuple ! J'ai l'impression qu'on essaye de nous habituer à ce que pourrait être un régime totalitaire, en détruisant toujours un peu plus les acquis sociaux, qui, comme tout le monde le sait, ont été gagnés par des luttes... Il y a toujours heureusement une force de résistance dans ce pays, un front uni pour contrecarrer ce que les politiques essayent de mettre en place. Avec la crise du Covid-19, l'exécutif a fait très fort en termes de "privations de liberté" avec le confinement… Mais en même temps, s'ils n'avaient pas fait ça, tous les crétins auraient continué à sortir, s'embrasser ou se serrer la main et auraient contaminé tout le pays ! Il est vrai que la "distanciation sociale" est difficile à supporter, à la longue… Je pense que personne n'était préparé psychologiquement à vivre un truc pareil. Sans parler de tous les gens qui ont perdu des proches… Vous voyez, ce ne sont pas les raisons qui manquent pour me donner envie de hurler !

Qu'appelles-tu "une scène" ? Il y a énormément de projets qui s'inscrivent dans un revival. Les publications autour des années 1980 sont multiples, des groupes nés dans les 80’s sont restés actifs et d'autres ressurgissent. Alors, oui : peu de ventes, peu de tournées...
La scène post-punk / goth, c'est l'ensemble des groupes de musique, les organisations, les labels, les boutiques spécialisées, le public qui traîne dans les concerts ou les soirées. Quand je dis que la scène française est moribonde, je le pense vraiment ! J'ai vécu des époques depuis la fin des années 1970 où il s'est passé quand même pas mal de choses… Mais là, ça devient critique. Le public est de plus en plus clairsemé depuis un moment, parfois on fait des concerts avec une audience de trente personnes ! Nous avons aussi joué dans des festivals où il n'y avait quasiment comme public que les membres des autres groupes participants, ou bien à peine plus de cent personnes d'audience pour une affiche avec neuf groupes ! Ceci dit, je me rappelle que quand Joy Division ont joué au Leigh Rock Festival à l'été 1979, la majorité du public était aussi composée des membres des autres groupes qui jouaient au festival, c'était la lose, il n'y avait personne… Et pourtant, il y avait beaucoup de bons groupes présents à ce festival !
De nos jours, les labels indépendants font des pressages à trois-cent exemplaires pour une sortie d'album, et mettent souvent plusieurs années à les vendre ! En Allemagne, visiblement, le mouvement goth marche toujours bien, il y a là-bas de gros festivals avec des affiches impressionnantes qui attirent les masses… En Belgique aussi, il y a encore de très bons festivals, mais ces dernières années beaucoup ont été annulés, à cause du trop faible nombre de préventes, qui laissait augurer le pire…  
Il y a toujours eu du battage médiatique autour d'un énième "revival 80's" : au début des années 2000 c'était déjà comme ça avec des groupes comme Interpol, Editors, The Notwist ou Radio 4… Et plus tard encore Joy Disaster, par exemple, et actuellement She Past Away... Je n'ai ceci dit aucune animosité envers tous ces groupes, dans l'esprit je les aime bien, même si ce n'est pas forcément ce que je préfère écouter ! À l'heure actuelle en France, reste que peu de groupes tirent leur épingle du jeu…

Si on revient à Celeano Fragments, le titre "Angels of T.V." est un tube. Comment l'aviez-vous composé ? J'aime ta voix plus rugueuse, cette double personnalité du chant, on la trouvait fréquemment à l'époque (Minimal Compact) et elle donne du potentiel à un groupe. Sentais-tu différemment les morceaux où t'exprimer plus rudement ?
Pour "Angels of TV", l'impulsion de base venait de Vincent Perret, qui a écrit toute la structure du morceau (batterie + synthés) sur son séquenceur, avec une partie de guitare aiguë. Vincent Porte et moi nous sommes ensuite greffés dessus, il a joué des parties de guitare et écrit le texte, que j'ai chanté. J'ai aussi fait la basse et certaines parties de synthés additionnelles. Vincent Perret a aussi enregistré des prises de voix en réponse sur certains passages du morceau… Un vrai travail d'équipe ! On aimait bien passer du coq à l'âne, comme on dit, passer d'une voix douce à une voix extrême, ou enchaîner un morceau soft avec un morceau dur, un peu à la Wire… Il n'y a jamais eu de règles fixes, tout s'est toujours fait selon le feeling et l'humeur du moment !

Les solos de guitare sont des moments d'évasion chez vous : comment vous partagiez-vous ces parties ? "A Journey inside" est funky, Clair Obscur avait aussi joué de cet aspect sur leur single "Blume – out" : où était la part de défi avec ce type de guitares ? Les claviers ont une grande place, créant une musique souvent "atmosphérique", comme sur "All Saint's Day", situé de l'autre côté de votre spectre sonore (par rapport à "Angels of T.V."). Cette double dimension devait faire mouche lors des concerts que vous donniez. D'ailleurs, as-tu un concert dont tu te souviens spécifiquement sur cette période 1989-1991 (j'inclus Shades, même si nous n'en parlerons pas aujourd'hui) ?
C'était généralement moi le responsable des solos de guitare ! Ceci dit, nous n'étions pas un groupe de metal, et les solos étaient plutôt rares chez nous, le plan "guitar hero" avec solo de cinq minutes à la clé, c'était pas du tout notre truc ! On peut cependant noter le solo de "Darkest Years" qui est bien fou dans son genre, avec deux guitares mélangées qui font des harmonies différentes mais complémentaires… Sur "All Saint's Day", je me suis amusé à faire des solos arabisants, un peu comme Robert Smith de Cure à ses débuts, ou également Paul Nash de The Danse Society.
Sur "A Journey inside" Vincent Porte et moi jouions la partie solo à deux, avec de légères nuances… J'ai composé ce morceau, et quand je le jouais, avec un son saturé, ça ne sonnait pas du tout funky ! C'est Vincent Porte qui a amené ce feeling, notamment à cause de sa sonorité de guitare très funk… Ce n'est pas franchement ce que je préfère dans ce morceau !
Je me rappelle bien de la soirée Touching Pop à Angers le 17 novembre 1990, où nous avions joué avec Little Nemo et Asylum Party devant un public de huit-cent personnes déchaînées, d'ailleurs les bandes live figurant sur la réédition CD d'Infrastition proviennent de ce concert ! Nous avions à la même époque organisé une autre soirée TP au Plan à Ris-Orangis (banlieue sud) avec les mêmes groupes, et notre roadie THX avait fait une apparition scénique très remarquée, un genre d'autodestruction sur scène dans la plus pure tradition Virgin Prunes… Avec Thierry d'Asylum Party (R.I.P), on était complètement bourrés et pendant le set des Nemo on était dans les loges derrière la scène quand soudain on a commencé à lancer des fruits (qui traversaient la scène au-dessus des Nemo qui jouaient !) en direction du public, jusqu'à ce que les videurs viennent nous ordonner d'arrêter ! Inoubliable…

Même s'il est daté, je trouve que le son de Celeano Fragments est bon : comment ça s'était passé en studio ?
Le son de cet album est effectivement un peu daté, surtout à cause des sons de boîte à rythmes et de synthés trop typiques de la fin des 1980's, qui ne tiennent plus trop la route actuellement… Quand l'album original est paru sur Lively Art, nous trouvions le vinyle inécoutable, le mastering était trop mat ! Pour la réédition d'Infrastition, nous avons beaucoup éclairci le mastering, et l'album a gagné une deuxième vie grâce à ça !
Il faut préciser aussi que nous n'avons pas enregistré cet album dans un studio "traditionnel" : nous possédions notre propre home-studio. On louait une cave dans le jardin d'une maison (qui servait de local de répétition à Judge AK 47 dont je parlais tout à l'heure).  C'était une pièce arrondie, un genre de crypte souterraine, dans laquelle nous avions entassé tout le matériel qu'on pouvait pour faire de la musique, et qui fleurait bon la force tellurique et l'abri anti atomique… Quand nous avons signé avec Lively Art, notre première avance de trésorerie a servi à acheter plus de matériel, notamment une deuxième table de mixage, pour pouvoir enregistrer et mixer dans de meilleures conditions… Par la suite, nous avons aussi enregistré notre deuxième disque Shades là-bas. Nous appelions cet endroit le B17 Studio, somewhere… Nous avons également enregistré et produit quelques morceaux d'autres groupes dans ce studio : Little Nemo, Teepee, Vincent Le Gallo, M.A.T, Judge AK 47, Cybercraft… Notre ingénieur du son / producteur était Christophe "Herr Doktor" Perret : le frère de Vincent Perret.

Pour fêter ces trente ans, en dehors de cette interview, quels sont vos projets ? Allez-vous mettre en place un concert pour rejouer en intégralité cet album ou bien est-ce que vous concentrez sur la vivacité du groupe aujourd'hui ?
Nous n'avons actuellement aucun projet pour fêter les trente ans de la parution de Celeano Fragments, en juin 2020 ! Toutes les salles de concert sont fermées jusqu'à nouvel ordre, le Coronavirus se promène encore dans la nature et à l'heure actuelle je me pose la question suivante : va-t-on un jour pouvoir donner à nouveau un concert ?
Il me semble néanmoins très improbable de rejouer Celeano en intégralité : il y a beaucoup de morceaux qu'on ne peut pas jouer parce qu'on n'a plus les bandes de scène ! À l'époque de Celeano, on jouait les morceaux sur scène avec la grosse artillerie : séquenceur + synthés + expandeurs, etc. C'était super lourd à gérer et ça nous posait parfois des problèmes, donc par la suite nous avons enregistré des bandes de scène qu'on jouait sur un lecteur DAT, ce qui simplifiait franchement les choses. Mais avec le temps, on a perdu pas mal de trucs… Pour pouvoir jouer "Darkest Years" sur scène, qui est un morceau emblématique du groupe et que le public nous demandait depuis des années, j'ai été obligé il y a quelques temps de TOUT réenregistrer afin de faire une bande de scène décente… Nous ne fêterons donc pas en juin le trentième anniversaire de la sortie de Celeano Fragments, mais j'espère en tout cas que ce n'est que partie remise et que nous aurons l'occasion de fêter ça avant la fin de l'année…  Trente ans, c'est une sacrée tranche de vie, tout de même, et je suis content d'être encore vivant pour pouvoir vous en parler.