Il est assez fréquent que les musiciens investis en groupe sur le long terme (ou agissant sous un nom autre, quels que soient les typologies des ensembles auxquelles ils appartiennent) cèdent à une tentation bien compréhensible : s’afficher en solo, exister en tant que complet maître d’une production originale.
Bill Leeb a bien fait de céder à la tentation. Et elle ne date pas d’hier, puisque le frontman de Frontline Assembly y pense depuis des lustres et s’est mis au travail sur Model Kollapse il y a plusieurs années de cela. Mais si le nom affiché en couverture revendique la dimension solo, Leeb reste en famille : la maison de disques qui sort le projet fait aboutir un projet commun à Leeb et feu le boss de Metropolis Records, Dave Heckman. Ils se connaissaient bien. Qui plus est, Bill s’est entouré de compétences issues du sérail pour achever le cru 2024. L’album a été enregistré et produit à Vancouver, Toronto et Los Angeles avec Dream Bullet et un certain Rhys Fulber, qu’il fréquente régulièrement par ailleurs et dans des contrées bien connues des adeptes. L’ingénieur du son et régulier de l’étape Greg Weely est aussi du voyage, et ça se sent à l’esgourde. Vous ne changez pas une équipe qui gagne souvent.
De bout en bout, le son reluit. Le commentaire n’étonnera personne, un savoir-faire partagé parle. Model Kollapse est une production achevée, et fait se projeter Leeb dans un futur qu’il craint fort dystopique, pour ne pas dire complètement chaotique. Le choix du titre de l’album fait référence aux inconnues liées au bond technologique que représente l’intelligence artificielle. Leeb se projette à travers l’hypothèse selon laquelle "les modèles formés, en particulier ceux qui reposent sur des données synthétiques ou des données générées par l'IA, finissent par se dégrader avec le temps." Ne perdrons-nous pas la dernière étincelle de contrôle que nous espérions avoir sur le destin commun ?
Le son de l’album, sinueux et hypnotique, nous projette vers le chaos d’une manière très maîtrisée. C’est à vous d’imaginer ce vers quoi le bond technologique nous mène. C’est la bande-son d’un film que vous montez vous-même. la musique, c’est toujours un peu ça. Mais Leeb guide par so choix scénaristique et n’évacue pas les affres métalliques ayant un temps aspiré FLA (pigment d’overdrive via les échantillons de guitares agressives de "Pinned down"). La production est ciselée, a ses moments skinny-puppyens et plonge les formes dansantes dans un bain psychotique ("Neuromotive", ou encore ce Terror Forms avec Shannon Hemmett, de ACTORS). Recherche de spatialité, de climat ("Simulation", envoûtante mixture). C’est un tableau d’huiles dérangées et de grain numérique.
Leeb enrichit alors par Model Kollapse une prospective naissante et préapocalyptique sur l’effondrement : le futur fruit des perturbations environnementale liées à l’expansion des activités humaines et la surconsommation des ressources d’un monde fini, quoi que puissent espérer les penseurs du solutionnisme technologique. Les optimistes parlent d’un mythe mais l’optimisme ne consiste-t-il pas à négliger la part anxiogène d’une représentation, pour trouver le confort d’un état de satisfaction permanent face aux choses du monde ?
Rassurons-nous, tout de même : car si un jour se réalise la perte de maîtrise qu’entrevoit Bill Leeb sur Model Kollapse, si un jour la Terre devenait zona non grata, les héritiers d’Elon Musk pourraient acheminer quelques élus vers d’autres planètes. Les enfants de Bill Leeb pourront, dans l’attente, imaginer ce qui pourra arriver aux élus. Espérons pour eux que la prophétie de Ridley Scott ne se réalise pas avant ou après qu’ils atterrissent sur la nouvelle terre-mère, ce serait ballot.