Ancrée dans son époque, Fontaine pointe les dérives, nomme les causes d'une violence trop forte, servie par la musique parfois orientaliste des Limiñanas ("Neuf Trois") ; sur "Mariage (1)", elle s'amuse une fois de plus des attentes en terme de beauté, elle qui écrivait "Eternelle" il y a tant d'années (1968) est en bonne place pour critiquer l'aspiration à une jeunesse éternelle, osant la métaphore religieuse du serpent, multipliant les adjectifs et jouant des oppositions de registres de langue ("carmin" qui rime avec "bourrin"). C'est un beau pied de nez envoyé à ces visages refaits, tous à l'identique, qui parfois osent se moquer de la prétendue folie de notre Brigitte (mais elle le disait du temps de Brigitte Fontaine Est... Folle et le propos est suivi sur "Crevards miteux, Pauvres errants"). Sur "Mariage (2)", il ne faut pas chercher automatiquement un duo ou une réponse au premier titre car les ambiances diffèrent (sans non plus prendre l'opposé) : ce serait plutôt de l'ordre du rejet pour le premier titre et du rêve pour le second, permettant d'imaginer ce que symbolise selon Dame Brigitte l'union. Plus loin, "Embrassons-nous" évoque des retrouvailles physiques en hôpitaux, entre pleurs et jouissances ("sortons nos mouchoirs à carreaux") sous métaphores à double sens. C'est très habile et la musique suit, avec des guitares en solo sur un fond rythmique bien chaloupé. Pour moi, la réussite totale de cet album.
La musique est au service de la voix, elle enrobe sans en faire trop (et je regrette toujours un peu la force emmagasinée dans Genre Humain en 1995 et la tournée qui suivit). Avec "Sac d'Os", cette dame azimutée se lance dans une liste hommage à la Femme dans la pop-culture ("je ne fais pas de phrases parce que ça écrase"), où chacun piochera ses punch-lines et tirera ses conclusions en fonction de qui il reconnaît. La musique se fait roborative, poussant Brigitte à en faire un peu trop dans le décalage, sur une mélodie qui seconde la voix ? Cette comptine hésite à prendre sa place : chanson assumée ou composition hallucinogène ? Dans le registre trip musical et paroles en spoken word, je garde et chéris "L'Europe" avec Noir Désir en 2001.
Il reste que cette écriture est toujours réfléchie sous ses dehors d'écriture automatique : "Sac d'Os" a son écho autobiographique dans "Comme il est tard" où Brigitte s'interroge sur l'âge (elle a quatre-vingt-cinq ans) et sur sa propre mort qui se rapproche. Le chant parlé se met en retrait, nimbé d'échos de temps à autres, laissant la batterie pulser son métronome cabossé et la guitare lâcher des plaintes.
Je m'attendais globalement à quelque chose de plus pulsé pour cet album (qui fait suite au rugissant Terre Neuve), ce que je ne trouve qu'un peu dans "Mariage" et dans "Crack Boom Crack" où les basses classiques du kraut façon L'Epée et Limiñanas ronronnent. "Crevards miteux, pauvres Errants" a aussi ce que j'attendais, unissant cet aspect redondant de la partition à un texte revendicatif, manifeste qui prendra toute sa force sur scène si Brigitte se sent de faire quelques dates. Nous savons que ces titres gagneront à être joués et rejoués, se métamorphoseront petit à petit sous les coups des uns et des autres...
Pourtant, l'engouement vient aussi par des titres bien plus délicats, comme "Cantilène", long poème descriptif joliment habillé qui m'a charmé dès la première écoute que je fis. Avec "Les Animaux", Brigitte nous sort sa version 2024 du "Nougat", amusant et toujours décalé, peut-être un peu trop désormais, comme d'une autre époque, avec ce second degré déstabilisant. Heureusement, la musique finit par l'emporter, faisant évoluer la composition vers un véritable voyage. "Mary Poppins" m'évoque en partie (sur son démarrage) le titre "Il se mêle à tout Ça", de Genre Humain, et il me faut encore quelques écoutes pour m'en emparer pleinement.
Je ne sais pas comment ont travaillé Areski (compagnon et fidèle allié de Brigitte) et Lionel pour se répartir la trame et les arrangements, mais le résultat encadre et maintient le génie de Brigitte Fontaine. Je mesure la chance que j'ai de poser des mots sur sa musique, de son vivant.
Je demeure stupéfait à chaque nouvelle sortie du rythme (la période avant 1972, les tâtonnements des années 1980, la parenthèse post 2013) et de l'engagement de Brigitte et son équipe, ses amis. C'est comme si rien ne pouvait plus l'arrêter. "Crack Boom Crack" met en valeur sa voix unique, sa simplicité héritée du surréalisme (si, si !), sa capacité à tirer des flèches musicales atemporelles. Et pourtant, avec le final écologique ("Le beau Temps") contrant les climato-sceptiques sur fond sonore jungle électronique, on a encore une artiste engagée, acerbe, aux propos acides comme ceux de la caricature des bouffons du Roi.
Alors si les Bérurier furent les rois, c’est Brigitte qui bel et bien reste notre reine !