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Livre
04/01/2022

Charles Bukowski

Tempête Pour Les Morts Et Les Vivants

Editeur : Au Diable Vauvert – collection Les Poches Vauvert
Genre : anthologie poétique
Date de sortie : 2021/09/02
Note : 90%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Romain Monnery s'est attaqué à la traduction de cette sélection de poèmes de Bukowski intitulée Storm For The Living And The Dead et sortie en 2017 sous la direction de Linda Lee Bukowski, la deuxième femme du poète avec laquelle il aura vécu de 1977 à sa mort en 1994.

La sélection s'attache aux poèmes épars, regroupés sans thématique, malgré ce que pourrait suggérer le titre, des textes parfaitement datés et avec la mention du titre original, de 1969 au 18 février 1994 (il a alors soixante-treize ans) ; en dehors des multiples inédits, les publications sont mentionnées comme par exemple : "Kuf stuff mox out", Orpheus n°1, printemps 1980 ; basé sur une version précédente écrite le 8 mai 1978. S'y ajoutent des reproductions des dessins réalisés par l'auteur, ainsi que quelques trop rares reproductions des pages tapuscrites. Quatre-vingt-quinze poèmes pour un livre bien aéré, au papier de qualité qui offre une aura plutôt classieuse à ce Poche.

Le contenu est fort en émotions. Le paradoxe doit être immédiatement mentionné : malgré l'étendue temporelle, ce n'est pas l'aspect reflet-d'une-vie qui émeut car l'ensemble est étrangement très homogène. Quand bien même Bukowski explique qu'il n'a jamais voulu s'enterrer dans son "style" de jeunesse (entendons ses thèmes, plus que son phrasé), ce que relate l'amusant poème "Un Lecteur m'écrit", Bukowski, c'est un ton et un regard sur soi et sur le monde qui a fait mouche d'un seul coup et qu'il a su maintenir, malgré l'alcool, les revirements de fortune, les aléas de la célébrité et même les contingences techniques comme cette modernisation par l'utilisation du fax...

La classe du bitume et de la biture, jouant avec ce cliché que "les vrais génies ne sont pas reconnus de leur vivant."

La galerie de personnages est cocasse, Bukowski se mettant lui aussi en scène sous différents pseudonymes. Avec sa voisine lesbienne et un rien nymphomane, on perçoit la gentillesse ébahie et résignée de celui qui se dépeignait comme un "vieux dégueulasse". On frémit comme un diable d'enfant en l'accompagnant aux courses hippiques avec ses potes de déveine ou tapant la discut’ avec les voituriers. Ses comparses artistes sont un paysage imprécis d'attirance et de répulsion mêlées : Hemingway, Pound, Ginsberg, Sartre, Miller, Steinbeck, Genet, Fante, Dylan, Gable, Bogart, Burroughs...

En vers cabossés ou en prose, ses poèmes de "chiottes pour hommes" parlent de trains, d'immortalité, du ventre mou des Lettres, des traces de vie perdues dans l'Histoire qui se déroule, de disputes. Il s'agit de tout rendre beau et dérisoire, même la vulgarité comme cette séance de pets dans la baignoire ; parfois en même temps avec des élans et des échos qui rendent un rythme qui s'élève soudain comme du Godspeed You! Black Emperor.

Homard, vin de Moselle, Chostakovitch et Rachmaninov dressent le portrait d'un faux dandy fin-de-siècle égaré dans une pièce en désordre. Les poèmes fusent, par nécessité puisque c'est son unique source de revenus (une expérience de trois ans au service postal), par grâce puisqu'enfant battu jusqu'à ses seize ans, il fut submergé par la révélation du pouvoir de l'écriture à l'école, par hygiène mentale, l'écriture donnant vie aux fantasmes et créant des personnages faisant sens dans une vie dépourvue de sens – en dehors de celui de la chute chaque jour renouvelée.

Qu'au milieu de tant de laideurs, une voix ait surgi tient du miracle. Ne croyons pas trop cependant en une exceptionnelle faveur divine : ce schéma du Beau dans la Laideur est bougrement classique en musique... Il reste plus étonnant dans la poésie de cette deuxième moitié du XXIème siècle (et rejaillit enfin depuis les années 2000, mais c'est une autre histoire). L'époque est donc propice à une exploration renouvelée de cet artiste fantasque et détonnant que fut Charles – Hank, Buk, Henry Chinaski – Bukowski.


"(…) Hollywood vire au soap opera,
le cheval monte le jockey,
la putain taille une pipe au congrès,
il ne reste plus qu'une vie au chat,
le-cul-de-sac est un psychiatre,
la table est mise avec des fantasmes à tête de poisson,
le rêve s'abat comme une matraque dans les chiottes
pour homme,
les sans-abri se font rouler,
les dés sont jetés,
le rideau est baissé,
les sièges sont vides,
le gardien s'est suicidé,
les lumières sont éteintes,
personne n'attend Godot,
quelque chose pour t'aider à tenir le coup
serait le bienvenu,
salement
follement,
maintenant
dans la forêt qui brûle
dans la mer agonisante
dans les sonnets monotones
et les soleils levants
gâchés,
il faudrait quelque chose
ici
au-delà de cette musique
pourrie,
ces décennies cisaillées,
cet endroit comme celui-là,
cette époque,
le tienne,
mutilée,
recrachée,
le dos d'un miroir, une
mamelle de porc ;
une graine sur un rocher,
froide,
même pas la mort
d'un cafard
en attendant."
"Il venait pour les moulins à vent, oui"

"He went for the Windmills, yes"
Big Scream n°30, 1991
Première publication dans un recueil

Détails
  • CHARLES BUKOWSKI
  • 'Tempête Pour Les Morts Et Les Vivants'
  • Les Poches du Diable
  • 336 pages - 9€