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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
04/10/2019

+Closer² / UPR (labels)

Rencontre avec Pedro Peñas Y Robles

Posté par : Sylvaïn Nicolino

Unknown Pleasures Records s'est très vite imposé comme l'un des labels de pointe d’hexagone en matière de musiques dark. Label mené avec passion et monté en réaction à l'absence de structure adéquate pour artistes talentueux, UPR est vite devenu une alternative reconnue. Un gage de qualité qui trouve depuis quelques mois sa seconde face avec un deuxième nom, +Closer²...

Obsküre : Pedro, tu avais déjà beaucoup de travail avec UPR. Pourquoi avoir lancé un nouveau label, une nouvelle ligne sous le nom +Closer² ?
Pedro Peñas Y Robles : C’est une des conséquences de la réputation croissante de notre label dans les sphères post-punk / cold wave / dark synth. À un moment donné, la nécessité s’est faite de ne pas trop brouiller les pistes et de séparer nos artistes les plus électroniques des groupes à guitares qui sont devenus majoritaires sur Unknown Pleasures Records. Le but, avec notre sous label, est avant tout de proposer une electro pure et une techno dark sous une forme plus exigeante, car il existe de très bons musiciens en ce domaine, des petits génies qui n’ont pas la chance d’avoir la visibilité des figures du genre. C’est donc pour donner une chance à des artistes plus confidentiels que j’ai décidé de monter +Closer², en gardant dans le nom cette idée de référence assumée à la courte discographie de Joy Division. +Closer² a démarré avec le premier LP du Lyonnais Mr Nô Plaisirs Obscurs sorti conjointement sur nos deux structures. Puis nous avons sorti les vieilles cassettes d’Art Kinder Industrie 1988-1992 (premier groupe EBM de David Carretta) remasterisées en format CD (et vinyle en collaboration avec le label italien Lux Rec), la publication du premier album de l’excellent producteur russe Ohota, la découverte des Grenoblois électro-indus Hardlab, un maxi du célèbre musicien italien Chris Shape (ex- Franz & Shape), l’électronique pointue du Portugais AkA et de l’Australien Jostronamer. Et tout cela en CD, car exceptées quelques collabs vinyliques sporadiques avec des labels amis comme Oràculo Records ou Manic Depression, je ne vois aucune raison de m'éparpiller vers le public du vinyle, que je trouve beaucoup plus capricieux et moins fiable que notre base de fidèles clients adeptes d’un format laser de qualité. Depuis vingt ans la doxa générale tente d’enterrer le format CD ; malgré une baisse constante du marché international, c’est loin d’être le cas ! Je précise à tous ceux qui pensaient que le CD était mort, que chez nous ça marche plutôt bien. Pour expliquer cette désaffection du support CD, posons-nous plutôt la question de la qualité musicale de ce que sortent certains labels dark qui polluent le marché depuis trop longtemps, plutôt que d’essayer d’enterrer un format ultra pratique et dont la qualité sonore est indéniablement supérieure au vinyle, surtout avec le mixage et le mastering spécifique que je fais faire par des professionnels de renom comme Eric Van Wonterghem ou James Aparicio. Le vinyle est un objet de collection indéniable, et je peux comprendre les gens qui sont obsédés par ça, mais soyons réalistes : à vingt euros la galette vinyle et huit euros de frais de port, c’est un format qui s’adresse principalement à un public aisé, alors que le CD est le format idéal pour le son, le rangement et le transport. Acheter des disques, c’est contribuer à aider à pérenniser les scènes underground en apportant des sous directement aux petits labels ou aux artistes. Encore faut-il que le prix du CD à la vente soit accessible, et je pense qu’au-delà de treize euros c’est trop cher pour la majorité des clients ayant un tout petit budget mensuel dédié à la musique.

Tu pensais mettre fin à Unknown Pleasures Records, avec un dernier numéro, une soirée à Barcelone, en renouant avec le comptage du label mancunien Factory. Finalement, tu as trouvé une alternative pour prolonger l'existence d’UPR : explique-nous ces tirages limités de formes travaillées.
Effectivement, je pensais avoir fait le tour de la question après avoir dépassé les cent références sous UPR en 2019 (dont soixante-quinze albums en format physique et le reste en digital) et j’ai décidé, non pas d’arrêter brutalement, mais de ne plus signer aucun nouveau groupe au-delà du numéro de catalogue UPR100 : ultime référence qui, comme tu l’as signalé, a pris la forme de la soirée de mes cinquante ans à Barcelone en 2018 avec mes potes The Hacker, David Carretta et Millimetric sur scène. Il s’avère qu’entre-temps j’ai pris quelques claques musicales fortuites, et c’est pour cette raison que j’ai signé l’excellent premier LP de Blind Delon Discipline (UprGold01). Ce disque hallucinant annonce un cycle "doré" basé sur mes coups de cœur avec un format hexagonal et un artwork très soigné comme tu as pu le voir pour l’album de Judith Juillerat.

Comment établis-tu une distinction entre les disques UPR et ceux de +Closer² ? Est-ce qu'on peut y voir un lien avec d'un côté les musiques que tu écoutes et de l'autre les musiques que tu joues ou bien est-ce plus complexe dans ton esprit ?
Tout ce qui est électronique ira dorénavant sur +Closer² et les coups de cœur post-punk/cold wave etc. continueront sur Unknown Pleasures Rec. Il est vrai que je ne joue et ne produis personnellement que de la musique électronique, alors que sur UPR j’ai publié énormément de formations avec instruments classiques basse / guitare / batterie / voix. J’ai toujours apprécié différents genres musicaux, mais la plupart sont issus des racines du même mouvement underground de la fin des années 1970 / début 1980.

Tu déclarais récemment que la distribution est morte, et on comprend tes arguments. Du côté des vrais disquaires, quel genre de relations commerciales peuvent-ils désormais entrevoir avec des petits labels ? Je suis du côté de Toulouse et je ne trouve pas en magasin les disques que je souhaite. J'achète auprès des groupes ou labels. Est-ce qu’on signe la fin des disquaires ou bien les cantonnera-t-on aux groupes qui ont des ventes moyennes ?
Tu as bien raison de procéder ainsi. Cela dit c'est marrant tous ces gens qui achètent des tas de choses sur internet et qui me posent encore la question de savoir si tel ou tel disque sera disponible dans la Fnac près de chez eux alors qu’il suffit d’un clic sur notre shop Bandcamp pour recevoir nos disques chez toi en moins de cinq jours. La Fnac on s’en branle, ça fait bien longtemps qu’ils ne vendent que de la *biiip*… et à des prix prohibitifs en plus ! Et le disquaire du coin, lui, il fait ce qu’il peut pour survivre avec ses vieux stocks de CD que plus personne n’achète, alors pas la peine de charger la mule en ajoutant à cela encore plus de disques qui vont squatter dans les bacs sans trouver preneur, car le dernier public nostalgique de ces magasins achète en général ce qu’il connaît déjà. Je bosse avec une dizaine de boutiques en Europe parce que j’ai une bonne relation avec les responsables de rayons, des passionnés comme par exemple Pierre du Cultura de Villeneuve d’Ascq, mais à une époque où tout le monde parle de réduire son empreinte carbone, de consommer mieux en privilégiant les circuits courts, nous privilégions concrètement ce concept du circuit court en vendant directement à nos clients sans autres intermédiaires que notre page Bandcamp. Et je suis à 100 % pour le circuit-court dans tous les domaines, y compris pour la musique et la littérature, direct du producteur au consommateur, sans délai rédhibitoire, sans frais de ports excessifs, sans péages gourmands, et avec des prix accessibles défiant toute concurrence.

À quel moment as-tu croisé la route d’Alice Botté ?
C’était lors de la soirée parisienne en hommage à Alan Vega à laquelle Marc Hurtado (Étant Donnés) m’avait convié à jouer. Alice et moi nous avons sympathisé tout de suite dans les loges. Nous avons parlé de Daniel Darc qu’il a accompagné sur scène les dernières années avant sa disparition, de Suicide et de TG, de Joy Division, de Cure… il m’a aussi raconté quelques anecdotes géniales sur Alain Bashung et H.F. Thiéfaine dont il est le guitariste sur scène depuis des années… bref, j’ai ressenti tout de suite chez ce grand guitariste une immense sincérité et une forte lumière intérieure qui ne pouvaient me laisser indiffèrent. Alice Botté a également participé début 2018 à notre compilation Tribute To Genesis P-Orridge avec une reprise impressionnante du "Hamburger Lady" de Throbbing Gristle et à partir de là est venu le désir conjoint de sortir son premier album solo. Nous venons de le publier début septembre, dans une veine industrielle noise subversive proche des premiers T.G., Suicide, SPK ou Richard Pinhas.
Pour continuer dans les scoops, je t’annonce que j’ai aussi récemment signé l'album du projet dark ambient du cinéaste Marc Caro et de Gaël Loison (Maman Kusters, Dale Coper Quartet...) qui verra le jour en fin d’année dans notre série UPR Gold avec la participation de Mona Soyoc. Ça s'appelle MonoB et NoroE. Je suis très heureux de cette orientation car là on dépasse le domaine du simple divertissement, que j'ai toujours exécré, pour nous diriger vers des sphères musicales plus consistantes, plus singulières aussi, voire élitistes diront certains.

Avec des tirages de cinq cents, le passage par un label reste nécessaire : visibilité par des réseaux établis, relations presse, expertise technique et fabrication... Tu gères les difficultés, et le groupe garde la tête claire sur son œuvre, c'est bien ça ?
Pas seulement, dans les faits certains te diront que je suis assez intrusif dans le processus de production. La plupart du temps je donne des directions en termes de mixage et de mastering, je propose des techniciens et ingénieurs du son. Je trouve normal de financer cette partie-là aussi, car j’ai une idée très précise de comment ça doit sonner et de quelle façon le son d’un artiste peut être sublimé pour servir avant tout son œuvre et pas uniquement son ego. Mon seul diplôme musical c’est mon expérience, et dans ce domaine précis, je n’ai plus rien à prouver depuis longtemps.
Mes humbles opinions vis-à-vis du business de la musique indépendante ont fortement contribué à me faire des ennemis et des gens revanchards qui m’ont mis sur liste rouge juste parce que je m’exprimais sans filtre. La France, ça a toujours été Versailles : les gens du milieu de la musique - même underground - sont puants d’hypocrisie et rarement sincères. En tant qu’immigré j’ai l’habitude de cette forme de rejet et du mépris de classe qui en découle, je n’ai jamais été du genre à faire des concessions, j’exprime des principes clairs et une vision artistique exigeante depuis toujours, et en ce qui concerne la musique les faits et choses concrètes que j’ai réalisées ont fini par donner raison à une vision parfois singulière des choses. Que ça plaise ou non, je m’inscris dans une constante. Il y a ceux qui font et puis il y a ceux qui bavassent sur les réseaux as-sociaux. Si je prends l’exemple de la presse musicale française que j’ai – à quelques très rares exceptions près – toujours trouvée corrompue et davantage portée sur le copinage « parisianiste » que sur une vraie volonté de faire connaître des musiciens de qualité localisés en province. Je constate aujourd’hui que la réalité finit par démontrer l’impasse dans laquelle se sont enfoncés ces magazines musicaux qui ne traitent qu’avec des attachés de presse, des agences de booking en vue ou les gros labels qui prennent des pages de publicité. Trax Magazine peine à vendre ses tirages à trois mille exemplaires, il y a dix ans ils en imprimaient trois fois plus. La plupart des revues et quotidiens les plus connus sont subventionnés avec l’argent du contribuable, et sans cette manne financière ils auraient depuis longtemps mis la clef sous la porte. Nous vivons dans un monde médiatique d’une hypocrisie insensée. Le rapport entre le public et l’artiste est biaisé, trafiqué, arrangé, et n’a pas grand-chose à voir avec la réalité des scènes musicales. Un jeune producteur techno-indus comme I Hate Models par exemple s’est imposé en dehors des médias musicaux habituels rien qu’avec le bouche-à-oreille et la viralité d’internet. D’un autre côté j’ai été surpris d’apprendre dans un numéro récent du mag bobo Tsugi en lisant une interview de deux grands pionniers respectés de la techno française, Laurent Garnier et The Hacker, que ces deux grands DJ’s et producteurs, qui ont depuis longtemps bénéficié de l’appui des médias et d’un public conséquent (et c’est mérité, là n’est pas le sujet !), n’arrivent plus à vendre leurs vinyles, je cite :
> Laurent Garnier : "La réalité, c’est qu’il y a plus de vingt ans j’ai dû vendre deux cent mille exemplaires de « Cryspy Bacon ». Aujourd’hui même moi, qui vends peut-être plus que d’autres, j’ai du mal à écouler plus de trois cents vinyles."
> The Hacker : "J’ai toujours le label Zone, mais on a fait le compte et on a été obligé d’arrêter le vinyle parce que c’est à perte. Il faut vendre cinq cents exemplaires pour être à l’équilibre. On n’y arrive plus, donc on ne fait plus que du digital."
L’époque est cruelle pour les labels de toute sorte, notamment pour les labels techno qui n’arrivent plus à vendre car leur public est très majoritairement composé de DJ’s qui mixent du digital et qui achètent surtout sur Beatport. Et je ne parle pas des chiffres de ventes d’autres labels bien plus gros que le nôtre qui ont quasiment tous abandonné le format CD, et ne capitalisent plus que sur l’effet de mode du vinyle qui, s’il augmente en termes de ventes mondiales, ne cache en fin de compte que la médiocrité d’une industrie qui a toujours pris le client pour une vache à lait.
Compte tenu de ce que nous disent ces deux grands DJ’s à la notoriété internationale, je me rends compte que nous autres petits labels, spécialisés pourtant dans des genres plus underground que la techno, avons réussi le challenge de nous constituer un public fidèle qui achète encore du format physique. Beatport a tué les labels techno. De ce fait la musique électronique est un élément essentiel d’une fête réussie, mais sa propension à encenser la technologie a fait que ses fans la consomment massivement en streaming ou en téléchargeant illégalement des mp3. C’est triste, mais c’est ainsi.

En parallèle à ton métier, ta famille, tes labels, tu as toujours ta propre activité artistique. À l'automne, on te retrouve à l'affiche de La Semaine Sainte et tu écris également.
En plus de mon travail alimentaire – il est loin le temps où je vivais de la musique dans les années 1990 ! – et du temps accordé au label, j’ai écrit trois livres pour Camion Blanc en moins d'une année (mon bouquin sur Joy Division Paroles de Fans, et le deuxième sur Nick Cave qui vient de sortir il y a peu dans la même collection... et je viens d’achever cet été la biographie officielle de Nitzer Ebb qui vient de sortir ce mois-ci toujours chez le même éditeur. Cette dernière bio est essentielle car c'est la première au monde traitant des légendaires Nitzer Ebb. Elle sera traduite en anglais dans la foulée, ce qui annonce de belles ventes.

Et sur le plan musical, sur quoi jettes-tu des pistes aujourd'hui ?
Pour des raisons qui se comprennent (écrire des livres nécessite beaucoup de temps et d’attention) je n’ai plus trop le temps de composer pour moi-même, mais je collabore toujours autant avec d’autres artistes, vocalement surtout. Récemment j’ai tout de même participé à un titre de l’album d’Alice Botté, j’ai fait les rythmiques du morceau "Clous" sur lequel Marc Hurtado scande brillamment un texte de Huysmans. Je suis fier de travailler avec des musiciens de cette envergure, ça me change de certaines erreurs de casting que j’ai pu faire dans le passé. Je vis aussi une sorte de renaissance en bossant avec de jeunes groupes comme Blind Delon (j’ai chanté sur deux vinyles EP avec eux, un sur Khemia Records et l’autre chez Tripalium), j’ai posé ma voix sur le titre "Ça suffit" de Radikal Kuss (pour la compilation vinyle My Precious II chez Red Maze Records) et j’ai fait quelques remixes que m’avaient commandé les patrons des labels anglo-saxons Crunch Pod et Tonn Recordings.
J’ai repris à ma façon l’idée du DIY punk : rien ne sert de se plaindre ; au lieu de critiquer de manière stérile il faut se remonter les manches si on veut faire changer les choses. Comme le dit Jello Biafra : "rien ne sert de critiquer les médias, il faut devenir le média", par conséquent j’ai fini par accepter le fait que la presse musicale française ne s’intéresse pas assez à nos artistes alors que nous dépassons largement, en termes de ventes et de notoriété, beaucoup d’autres labels dont parlent pourtant régulièrement les magazines. J’ai toujours été très critique vis-à-vis de la marchandisation de la musique et ma mission aujourd’hui se résume à proposer une sorte de deep culture : une culture profonde, quelque chose de concret et de consistant, qui s’inscrit dans un mouvement initié il y a plus de trente ans. Peu importe sur quel support ça se présente (disques, livres, concerts, vidéos, label, etc.) tant qu’il y a l’ivresse. Dans les années 1990, j’étais constamment en colère, les drogues à l’époque avaient tendance à durcir nos goûts musicaux et à nous isoler du monde "normal". Cette forme d’asociabilité a donné six albums d’HIV+, sombres et nihilistes. Entretemps j’ai eu deux enfants et je suis devenu fonctionnaire pour pouvoir les éduquer, car ce n’est pas avec la musique que je vais pouvoir vivre décemment. Cela dit, l’Art est vital pour moi et je n’aurai de cesse de me battre pour une certaine idée de la musique et contre toute forme d’ignorance. J’ai encore beaucoup à faire et tant que j’aurais de l’énergie, de la passion et une curiosité intacte, je serai là.