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Livre
17/06/2019

Disparaître De Soi - Une Tentation Contemporaine

Éditeur : Métailié - collection Traversées (208 p)
Genre : essai anthropologique
Date de parution : 2015/02/12
Posté par : Pascäl Desmichel

La formule est puissante et a de quoi interpeller le lecteur. « Disparaitre de soi » évoque un sujet qui nous concerne finalement tous, d’une manière ou d’une autre. Qui n’a pas en effet ressenti le désir, le besoin de s’échapper un temps (une heure, une semaine, des mois) du rôle qu’il nous faut endosser dès lors que l’on naît ? Qui ne rêve pas de quitter parfois la scène du grand théâtre du monde pour se faufiler en coulisses, pour ne plus subir les regards et les attentes des autres ? David Le Breton, anthropologue et sociologue, Professeur à l’université de Strasbourg et membre de l’Institut Universitaire de France, est tout sauf l’un de ces intellectuels recouvrant leur savoir d’une couche de verbiages et néologismes dans le but – trop souvent  –  d’afficher une forme de suffisance. Par son style, par son souci de transmettre et partager des observations issues d’enquête, l’auteur nous livre des réflexions précieuses qui nous rappellent notre condition d’être fragile, notre condition d’individu sensible exposé aux aléas de l’existence, en premier lieu au travers de notre premier organe de contact (relation) au monde à savoir le corps, ce corps qui souffre, ce corps livré aux excès (de l’adolescence), ce corps qui reprend vie après la maladie réparé par la pratique de la marche, ce corps qui exprime notre identité au travers du tatouage ou du piercing.

L’auteur introduit son propos par un concept passionnant : la blancheur, qu’il définit comme un espace intermédiaire, un temps plus ou moins long au cours duquel l’individu prend congés de la société sans toutefois mourir. Au fil des chapitres, David Le Breton répertorie divers stratagèmes (plus ou moins conscients) de disparition mis en place par celui qui ne veut plus être personne et qui s’organise de manière à demeurer tel un fantôme parmi les autres, transparent, absent, inexistant. Le but consiste à s’effacer, à ne plus être affecté par un environnement qui blesse, qui ne rassure pas, jusqu’à créer une angoisse insoutenable qui a notamment pour origine le manque d’amour reçu aux débuts de l’existence, lorsque (p 41) les enfants "désertent leur existence pour ne plus être à la merci d’une demande d’amour jamais satisfaite et dont le manque ne cesse de les tarauder. En n’étant plus là, ils relâchent cette tension qui les a longtemps mis en porte à faux." 

Ne plus rien attendre des autres donc. Se replier dans des angles morts de la sociabilité et de la géographie. On s’éloigne topographiquement, on s’éloigne des temps forts et des « beaux jours » pour trouver des lieux où règnent le silence et la solitude. L’auteur souligne combien la contrainte sociale est une affaire d’étau d’ordre temporel. Car accepter la société, c’est accepter d’y jouer un rôle et respecter ses règles (son calendrier, ses rythmes..). Or, quand la pression devient trop forte, la dépression constitue une solution. L’être épuisé, las, adopte une sorte d’hibernation provisoire, une attitude protectrice de retrait. David Le Breton compare la dépression à une sorte de mort psychique ; l’individu « fait le mort » pour ne pas mourir, à défaut d’éprouver le goût de vivre. Il disparaît dans le temps pour ne plus être sollicité et la dépression est bien en ce sens une "maladie de la temporalité."

Les formes de disparition de soi sont particulièrement éprouvées à l’adolescence, à cette étape de la vie où l’injonction à prendre place dans la société est particulièrement prégnante, (o)pressante. Fuguer devient un moyen de retrouver son souffle, de ne plus ne plus devoir soutenir son personnage. On disparaît comme derrière un rideau, il s’agit d’"une mort sans cadavre", résume l’auteur. Errer consiste alors à se défaire du temps social, à contrôler l’espace, pour au final ne plus être personne. On préfère résider dans les interstices, dans les passages pour ne pas avoir à s’établir, on préfère "la blancheur de la neige" qui est un espace-temps où les repères disparaissent. Le jeu et l’enjeu consistent à supprimer toute trace de soi (et trace de la société), un soi habitant un corps à qui l’on demande d’être sexué (d’où "la transe anorexique"). La défonce apparaît comme une quête de coma, de même que s’alcooliser est une réponse au désir de ne plus être là. Grâce au temps aboli, on tourne le dos aux évènements, on peut jouer avec la mort, puis reprendre le contrôle, et revenir, peut-être.

Les gens âgés, aussi, ont leur manière de disparaître. L’auteur aborde là un sujet sensible en fournissant une autre clé de lecture de la maladie d’Alzheimer. À la dégradation neurologique considérée habituellement comme une maladie subie, David Le Breton reprend l’hypothèse sociologique d’une démarche de disparition voulue par la personne atteinte de cette maladie. Le sujet âgé affecté par trop d’épisodes douloureux ne souhaite plus poursuivre le chemin de la vie icibas, et préfère dès lors entrer dans un no man’s land, dans une autre dimension du réel où l’on n’interagit plus avec les autres. Le sens qui portait la vie dans toutes ses dimensions (corps et relation au monde) n’est plus là : l’effondrement psychique engendre l’effondrement somatique, et puis la mort.  

On peut aussi disparaître sans laisser d’adresse, comme le font chaque année 2500 adultes d’après les sources du ministère de l’intérieur. Bien des films et romans, pour partie issus d’histoire réelles, alimentent et confirment ce fantasme de vouloir un jour changer de peau. Le voyage est lui-même un exercice de disparation, Nicolas Bouvier l’affirmait et les propos de David Le Breton ne sont pas sans rappeler combien le renouvellement incessant de l’imaginaire de "la route" (la pratique du road trip), l’envie de partir au bout du monde (via en particulier le woofing), le succès de la marche, tout comme l’importance du temps libre sont des manifestations contemporaines du refus de l’enfermement définitif dans la contrainte sociale, et du désir de mettre un temps les autres à distance. S’échapper n’a en somme jamais été autant d’actualité et les analyses de David Le Breton font penser à d’autres notions évoquées par ses collègues sociologues (l’escapisme d’Anne Chaté ou la sociologie de l’écart de Franck Dorso).

Disparaître peut enfin consister à "jouer" avec soi. Car l’anthropologue nous rappelle un fait troublant : la continuité de soi est une croyance nécessaire pour vivre. Nous ne pouvons pas garder chaque seconde de notre vie en mémoire et c’est pourquoi nous créons un récit de nous-mêmes établi à partir de faits sélectionnés et réinterprétés, le tout dans le but de construire cette identité arbitraire et factice que l’on dénomme… soi. Mais "le récit de soi est une tentative, toujours aprèscoup, de reconstruire une unité de son existence, non dans une objectivité impensable, mais dans la recherche de sens et de cohérence qui n’exclut pas la réinterprétation, même sincère, des évènements" (p 189). Autrement dit, l’identité est mouvante, on s’en raconte une comme on le dit familièrement, nous sommes "un vestiaire de personnages." La stratégie de disparition prend donc ici la forme d’une fragmentation de soi de manière à couper (au montage en quelque sorte) une scène trop inacceptable. Ce mécanisme est bien connu en psychanalyse.  

Au final, ce livre révèle qu’il existe une alternative à la disparition pure et simple. Cet emplacement peut relever d’un détachement proche du non agir, une sorte de posture zen qui permet une jouissance du monde au travers d’une existence établie dans la discrétion, loin des injonctions à vouloir (saisir, dominer, imposer sa vérité). C’est une position d’attente qui n’est ni dans un refus ni un consentement. Cette blancheur n’est pas donc un vide mais "un refuge plus ou moins prolongé, une sorte de sas. Elle est une position d’attente quand l’individu cherche encore sa place et qu’elle ne cesse de se dérober à lui. Il ne l’a pas encore trouvée alors il se met en retrait ou, à l’inverse, en excès. Elle n’est nullement une folie, même provisoire, car l’individu ne cesse jamais d’être lui-même, même s’il est dans une sorte de relâche des représentations sociales ordinaires, il sait aussi agir si les circonstances le commandent et il lui arrive de reprendre son existence en main après ces éclipses. Il sait ce qu’il fait en se défaisant de lui-même. La blancheur est peut-être parfois une puissance, une énergie en attente de son déploiement prochain. Suspension du sens mais non extinction" (p 194).

Voilà qui permet une relecture singulière et nuancée, positive et non jugeante, de la question de la fuite. Cet essai stimulant permet de mieux saisir les ressorts des actes de disparation qui affectent (tentent) chacun d’entre nous. Sur la forme, David Le Breton se situe à la jointure exacte de l’exigence intellectuelle et du parti-pris littéraire. Au fil des pages, le propos renverra sans doute le lecteur à d’autres références personnelles, qu’elles soient artistiques ou romanesques (les photographies d’Alec Soth ou Gregory Crewdson ? Les décors silencieux des toiles d’Edward Hopper ? L’expérience de Christopher Mac Candless en Alaska, le séjour dans les forêts de Sibérie de Sylvain Tesson ? Les états d’âmes mélancoliques de Fernando Pessoa ? Et tant d’autres encore…). Par-dessus tout, le lecteur parviendra peut-être à s’accepter en comprenant qu’il n’est pas seul à ressentir, parfois, ce désir très humain de s’absenter.

Photographie
  • Philippe Matsas