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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
21/01/2020

Deleyaman

"Le do it yourself est un idéal qui reste des années punk"

Genre : chanson inclassable & poétique
Contexte : Sortie de l'album 'Sentinel' (janvier 2020)
Photographies : DR (Deleyaman) + image scène finale : Isabelle Fleury (De Piek, Vlissingen [NL] 17/01/2020)
Posté par : Emmanuël Hennequin

La musique poétique et rêveuse de Deleyaman, originaire de Los Angeles et actif depuis 2000, n'est guère classable. Si les trames délicates et mélancoliques du nouvel album Sentinel portent parfois en elles un feeling à la Cohen, Deleyaman est avant tout une entreprise de la chanson : elle embrasse les sons du monde, et sa tendance au spleen laisse une forte empreinte intérieure. Obsküre est parti à la rencontre du groupe aux fins de s'entretenir sur l'état d'esprit et la démarches actuels, mais aussi de l'apostropher sur ses liens avec... Dead Can Dance. Une nouvelle fois, sur Sentinel, leur route croise celle de Brendan Perry.

Obsküre : Les coulés mélancoliques de Sentinel forment une collection dont la cohérence de ton se remarque. Y’a-t-il eu pour vous, concernant cet album, un souci de "colorimétrie", ou avez-vous laissé les choses se développer d’elles-mêmes, sans que doive obligatoirement se dégager une tonalité générale ?
Deleyaman / Aret Madilian : Il y a toujours une recherche et une réflexion poussée sur la cohérence et l'atmosphère d'un album, tout en faisant attention a ne pas verrouiller, ni empêcher des idées créatives qui peuvent surgir spontanément durant les séances d'enregistrement. Les compositions et paroles pour chaque album sont inspirées par nos états du moment et par les choses de la vie nous préoccupant, pour en faire un tout au ton conséquent. Chacun de nos albums est comme un polaroid d'une époque qui correspond a chaque période de nos vies. Ils me rappellent, à terme, la période à laquelle l'album a été conçu.

La teneur poétique des textes conserve souvent leur mystère. D’où vient celui de "Keep the Light" ?
"Keep the Light" est plutôt un texte symbolique qui parle de la tentative de domination de la religion sur les esprits libres. Les personnages des amoureux, évoqués dans le texte, qui résistent à cette domination et qui gardent la lumière... "Keep the Light" représente ceux que tente une vie hors des sentiers battus, où le bonheur est possible, sans se soumettre à quelconque religion ou idéologie, ni en avoir le besoin. La vie, le monde, l'univers, le cosmos comme sources d'inspirations pour notre existence, se suffisent à eux-mêmes.

Notre brève présence et solitude au monde côtoie tout ce que ce dernier a à nous offrir le temps de "De Roses Vermeilles", voire de "1973". De quelle manière envisagez-vous aujourd’hui votre présence au monde ?
Dans notre cas, il s'agit avant tout d'être hors la ville et de vivre dans un environnement plus naturel, près de la mer ou de la forêt. Cela permet un recul qui favorise l'introspection et la remise en question des choses, que l'on pourrait à tort penser immuables. L'impression de lenteur qu'on retrouve en dehors des villes, soumises à la vitesse permanente, est aussi très importante dans notre musique. Justement, ça change notre présence au monde. Je nous crois profonfondément influencés par le type d'environnement faisant notre quotidien. Ça affecte notre rapport au monde, qui peut évoluer sans cesse puisque rien n'est figé. Tout est en perpétuel mouvement. Et dans ma présence au monde, il y a la musique que nous faisons avec Deleyaman. Elle m'est essentielle. C'est un état ou l'indicible s'exprime.

"De Roses Vermeilles" est issu du IIe Chant du Caligula de de Nerval. Comment ce texte est-il entré dans vos vies et qu’est-ce qui vous a amenés à l’intégrer en musique au travail sur Sentinel ?
Quand je suis arrivé en France des Etats Unis, je lisais beaucoup pour essayer d'apprendre le français. Je soupçonnais la profondeur des écrits de  G. de Nerval avec le peu que je comprenais. Plus tard, quand j'ai appris la langue, j'ai lu certains livres de ces mêmes poètes et écrivains, pour mieux apprécier leur univers. Gérard de Nerval en faisait partie. Mais c'est Béatrice (NDLR : Valantin, cofondatrice du projet avec Aret et Gérard Madilian) qui a proposé ce texte qu'elle avait trouvé, au sujet du temps qui passe. Nous trouvions ce texte poignant, très musical. D'ailleurs, Il paraît que de Nerval voulait que ses poèmes soient musicaux et ça se sent. Il y a un rythme dans les choix de ses mots et une mélodie qui se révèle dans ses phrases. Béatrice l'a chanté sur une courte pièce de piano que j'avais commencé a travailler, ça a marché. Nous l'avons développé pour l'inclure dans Sentinel.

Qu’est-ce qui a occasionné la présence de Brendan Perry, de Dead Can Dance, sur le titre "The Valley", lui-même issu de poèmes de W. M. Letts et A. Georges ?
Lors de notre voyage en Grèce, juste après la finale de la tournée de Dead Can Dance, c'était un soir de juillet dernier, Beatrice, Brendan et moi écoutions les versions presque finales de Sentinel. Brendan a alors eu plusieurs idées pour l'amélioration de la version du titre "The Valley", qui me semblaient bonnes et justes. Nous avons de l'estime et de la confiance dans le travail l'un de l'autre, alors nous nous sommes dit qu'on travaillerait sur "The Valley" a notre retour en France.

Comment avez-vous approché ce titre ensemble, et où et quand ce travail a-t-il eu lieu ?
Comme pour notre album précédent en 2016, quand Brendan avait participé aux deux titres de The Lover, The Stars & The Citadel, nous avons décidé de travailler en trois temps. À notre retour de Grèce, mi-Juillet 2019, je lui ai envoyé le titre en détail, sur lequel il a pu se pencher en amont. Ensuite, nous avons fixé une date de session de travail ensemble dans son studio en Bretagne pour fin août. Quand je suis arrivé chez lui, Brendan avait déjà enregistré la partie rythmique. Il nous restait a travailler et enregistrer ses parties de cimbalom et bouzouki, ce que nous avons pu faire en deux après-midis. À part ces multiples talents de musicien et de compositeur qu'on lui connaît, une grande qualité chez Brendan est de comprendre très rapidement où une composition doit aller. Il a un sens précis, aigu de la mélodie. Ensuite une fois rentré chez moi, j'ai travaillé le mix final dans notre studio, en envoyant les propositions de mixes à Brendan pour avoir son avis et jusqu'à ce que nous soyons tous contents du résultat. C'est vraiment important que chaque intervenant sur une chanson, soit content de la version définitive du titre en question. Comme lors de la première fois, ce fut très agréable et facile de travailler ensemble. Ca s'est fait naturellement, entre amis.

Comment avez-vous été associés à la décision de Dead Can Dance de reprendre l’un de vos titres, "Autumn Sun", lors de sa dernière tournée ? Qu’est-ce qui motivait DCD dans le fait de le faire ?
En début 2019 à la fin de sa tournée solo, Brendan était de passage chez nous et lors d'une conversation, m'a demandé ce que je penserais du fait que Dead Can Dance reprenne "Autumn Sun". Je savais qu'il avait une affection particulière pour ce titre, il me l'avait déjà dit. C'était un des deux titres de l'album précédent auquel il avait participé en 2016, en programmant les percussions. J'ai évidemment été surpris et touché par sa demande et heureux par son envie de le reprendre. Donc, en réalité, il nous a parlé de son idée de cover très tôt. Il a été très bienveillant en nous envoyant l'arrangement qu'il avait prévu pour la tournée de Dead Can Dance, et en nous associant au cheminement.

Vous-mêmes, au sein de Deleyaman, qu’est-ce que ça vous a fait, ce choix de DCD ?
La perspective d'une reprise n'est pas une chose à laquelle on pense ou qu'on imagine quand on écrit un morceau. Et encore moins une reprise par un groupe aussi iconique que Dead Can Dance, qui a une discographie si riche et belle... Nous étions évidemment heureux que Brendan ait envie de le reprendre et de le chanter avec Lisa. Ce qui est aussi formidable, est de voir les huit musiciens de DCD, dont Brendan et Lisa, s'approprier "Autumn Sun" sur scène, pour en faire un titre qui corresponde à Dead Can Dance, tout en respectant l'âme du morceau. Jules Maxwell, le clavieriste de DCD sur scène, est aussi un ami. Nous l'avions rencontré en 2016, grâce à Brendan. Nous avions organisé huit dates irlandaises avec Jules en 2018, à l'occasion de la sortie de son album Songs From The Cultural Backwater. Il présentait des titres de son album en solo et ensuite restait sur scène aux claviers pour le setlist de Deleyaman.
Nous étions invités au concert de DCD au Grand Rex à Paris et nous étions au concert final du 3 Juillet qui a eu lieu au sein du Théâtre antique de l'Odeon d'Herodes Atticus à Athènes. Un lieu exceptionnel. Je n'avais jamais vu DCD sur scène auparavant. Au delà des émotions évidemment fortes ressenties à l'écoute d' "Autumn Sun", leur setlist et les deux concerts étaient superbes dans leur ensemble.  

Comment envisagez-vous la performance live 2020 ?
Nos concerts se sont améliorés considérablement depuis nos débuts. Il y a une tranquillité et une force dans nos lives, qui me plaisent. Nous sommes quatre sur scène mais quelquefois et depuis peu, Jules Maxwell (claviers), Artyom Minasyan (doudouk, plul, pku), Madalina Obreja (violon/strings), nous rejoignent sur scène, selon le concert, la salle en question et leurs disponibilités respectives. D'ailleurs, Jules et Madalina ont aussi participé au nouvel album.
Nous consacrons un temps important à concevoir et organiser des dates lives. On sait d'expérience que même si un collectif est reconnu et apprécié, ce n'est pas toujours évident de faire des concerts en passant par les salles habituelles. Le booking d'un groupe qui ne correspond pas aux critères commerciaux, pose problème à pas mal de programmateurs qui, malheureusement, ne pensent qu'en termes de rentabilité. Mais pour moi, la musique n'est pas qu'un produit de consommation de plus, ni que divertissement. Nous cherchons à travailler avec des programmateurs qui respectent cela. Il y a aussi, la recherche de contact avec des lieux inhabituels qui peuvent se transformer en lieux de concert. Nous aimons aussi faire des shows intimes dans des petits théâtres, des concerts de maison... Pour un groupe tel que le nôtre, indépendant et à l'écart de l'industrie musicale, il est un privilège régulier de faire beaucoup de choses par nous-mêmes. Le do it yourself est un idéal qui reste encore des années punk, et une façon d'essayer d'éviter les incohérences et les compromis.