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Album
31/03/2023

Depeche Mode

Memento Mori

Label : Columbia / Sony Music
Genre : electro-pop / synth-pop / electro rock
Date de sortie : 2023/03/24
Note : 75%
Posté par : Emmanuël Hennequin

Tout le monde a son Depeche Mode, c’est le propre de ces groupes accaparés par la multitude. En chacun de nous, des albums phares. Pour nous, c’est la période Music For The Masses (1987) et surtout Violator (1990) : notre madeleine de Proust, la représentation d’un DM idéal. Vous avez certainement la vôtre aussi.

Un groupe change, et les évènements l’ont montré. Le dernier grand disque de DM – "notre" dernier grand disque devrait-on dire – s’intitule Playing The Angel. 2005, pas tout à fait hier. L’ensemble des albums qui ont suivi ont laissé (en nous) une trace plus fantomatique, la mélodicité se diluant progressivement dans une ambition de sound design certaine mais aléatoirement convaincante (Sounds Of The Universe [2009] / Delta Machine [2013] / Spirit [2017]).

Les années passent, le temps se suspend. Le 26 mai 2022, le corps lâche. Andrew Fletcher n’est plus, les visages se sont creusés. DM, finalement, lui survivra.

2023, un écho du deuil. Memento Mori, opus XV : rappelle-toi que tu vas mourir, titre défini avant la disparition de Fletch. Il ne changera pas. Le noir est sur vous, apparat en rappel du principe de mortalité fait à tout un chacun. DM se résume aujourd’hui à deux protagonistes principaux, l’histoire repose entre leurs mains même s’ils s’entourent, comme depuis longtemps, de collaborateurs divers aux fins de prolonger une histoire. Fletch devient une voix imaginaire, elle souffle dans votre cou si vous voulez l’entendre. Gore et Gahan, qui savent quelles chansons d’aujourd’hui auraient déplu à Andy, réinventent une collaboration déshuilée de ses filtres diplomatiques. Ils ont dû en inventer d’autres pour eux-mêmes, pour que le face-à-face gagne cette qualité d’échange qui n’a sans doute pas existé de la même manière auparavant.
Dans Memento Mori il y a d’abord l’absence de ce que certains – et nous en sommes – pouvaient secrètement espérer : un retour dans le giron des "historiques" de l’orfèvre Alan Wilder. D’autres présences se manifestent. Richard Butler (The Psychedelic Furs) cosigne quatre titres, soit un de plus que Gahan. Martin Gore, qui n’avait jusqu'ici jamais pu aboutir avec Butler, reste néanmoins et sans surprise le compositeur en chef. Maria Salogni l’assiste sur le travail de programmation et a pris en charge le mix. James Ford (Gorillaz) a complété moult instrumentations (guitares, percussions) et a produit l’album. Davide Rossi, enfin, a formulé des arrangements de cordes, au service desquels s’est activé un trio violons/violoncelle. 

Deux studios, Santa Barbara et Malibu, pour une collection de chansons renouant avec ce quelque chose des froideurs du début des années 1990, mais pas avec leur essence minimale. Le sound design est poussé, et les guitares ont cette verve du détail : Gore n’a jamais aimé bavarder et ne le fait toujours pas en 2023. C’est de l’ornementation, la pulsation restant squelette plus ou moins voyant de la manifestation de vie. Le premier exemple offert au public de la menue place des guitares se trouve sur le correct "Ghosts again", morceau le plus radio-friendly de l’ensemble. Correct, mais pas notre préféré.

Sur un plan strictement mélodique, le groupe reste dans un propos moins démonstratif, frontal qu’à la période de l’âge d’or (enfin, le nôtre). Certains de ses nouveaux refrains sont même moins forts que ses couplets ("Caroline’s Monkey"). Néanmoins l’inégalité de DM ne date pas d’hier, elle vaut pour ce qui nous concerne pour tout l’après-Violator

Le binôme fait ailleurs montre de superbe : "My Cosmos is mine", premier titre écrit par Gore pour Memento Mori, introduit le disque avec brio. Hypnose anxiogène, au son granuleux et que renouvelle, d’une autre manière, cet autre "People are good" toujours signé par le seul Martin. L’ouverture manifeste avec force un trouble personnel engendré par le récent chaos du monde (DM aurait pu ne pas survivre à la pandémie, Gore l’a imaginé un temps) et c’est là, sans doute, l’une des chansons qui reste le plus en 2023. Une résonance de ce DM que l’on se croit idéal : dans sa menace froide, dans son émotion rentrée et ténébreuse.

Le groupe interpelle aussi dans ce nerf qu’il cherche à libérer : les résonances de guitares de "Never let me go", autre titre composé en totale autonomie par Gore, ramènent au souvenir d’un vieux Christian Death. Oui, vous avez bien lu, mais ne nous faites pas dire que c’en est. DM, dépeignant la puissance des attractions amoureuses, trouve ici une formule enlevée et assez inédite, qui joue le rôle d’épice dansant de fin de disque. Un coup qu’ils ont déjà fait : le dernier du genre, fortement apprécié, date de 2005 ("Lilian"). L'acidité de "Never let me go" fait sa marque, ouvre une perspective et imprime une fin d’album en elle-même remarquable : "Speak to me", ultime offrande, impose le recueillement. Il y a cette voix dont on voudrait qu’elle résonne à nouveau dans la pièce. Qu’elle vous souffle encore dans le cou, qu’elle vous guide, vous rassure. Demain peut-être, qui sait.

La mort rôde, mais la voix de Gahan garde une force de vie. Plus maîtrisée que jamais, elle transpire de métier et a une énergie, même si nous l’aimerions plus folle et dans le lâcher-prise. Gahan ne déclame plus trop, il se contient et sert les écritures. Ça reste beau mais en 2023, Depeche Mode brille d’abord par les compositions signées du seul Gore. Plus que jamais et par la force du destin, les deux protagonistes deviennent indissociables. Ils sont ceux qui restent. Une distance s’est estompée et le langage de leurs corps a un peu changé : dans les quelques entrevues données en 2023, il y a cette manière dont subrepticement Gahan signale une affection à son camarade. Ce Memento Mori est le leur : un son de synthèse travaillé, mélancolique et charbonneux, représentation d'une dynamique interpersonnelle questionnée et positivée. Chamboulée par le deuil, la relation entre les survivants porte au final des fruits aléatoires mais globalement plus identitaires et marquants que tous ceux tombés des arbres sortis de terre depuis 2005. 

Dans ce resserrement des liens, une essence s’est comme précipitée. Mais ce groupe ne refera jamais ce qu’il a fait. Pareil cahier des charges n’est pas tenable, parce qu’il n’a pas de sens. Tout le monde a son DM, mais Depeche Mode s’appartient avant tout à lui-même.

Tracklist
  • 01. My Cosmos is mine
  • 02. Wagging Tongue
  • 03. Ghosts again
  • 04. Don't say you love me
  • 05. My favourite Stranger
  • 06. Soul with me
  • 07. Caroline's Monkey
  • 08. Before we drown
  • 09. People are good
  • 10. Always you
  • 11. Never let me go
  • 12. Speak to me