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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
01/03/2021

Dominique Clavreul

À propos des 'Fragments d'un Journal Gothique'

Contexte : Sortie des 'Fragments' (dernier trimestre 2020)
Editeur : La P'tite Hélène Editions
Images : "Ice" (D. Clavreul) / "Fragment" (D. Clavreul) / D. Clavreul scène (Emilie Detoc) / Demian Clav live (E. Detoc) / "Skye Island" [detail] (E. Detoc) - toutes images publiées avec la permission du Collectif Yaj
Posté par : Emmanuël Hennequin

Fragments d'Un Journal Gothique est le dernier volume d'éclats de Dominique Clavreul, protagoniste central de l'entité poétique et hantée Demian Clav. Alors que l'avenir du groupe s'écrit en points de suspension, Dominique revient pour Obsküre sur ce qui a motivé ces écritures, sa relation au divin et l'avenir de l'écriture.

Obsküre : Commençons par ce qui se voit tout de suite. Pourquoi avoir décidé d'employer l'adjectif "gothique" dans le titre des Fragments de ton Journal ? Que mets-tu derrière ça ?
Dominique Clavreul : Mon choix du qualificatif "gothique" pour le titre du livre s’est imposé assez rapidement. Ce mot me semblait le plus apte à évoquer un horizon ouvert à la fois sur le passé lointain (du Moyen-Âge jusqu’aux cathédrales baroques puis de Viollet-le-Duc à Edgar Poe et aux romantiques européens - qu’ils soient peintres, écrivains ou musiciens) et sur un passé proche évoquant le courant rock issu du post-punk des années quatre-vingt qui fut celui de ma jeunesse. Ce choix incorpore sans le nommer le terme "romantique" à la fois plus approprié au contenu du livre mais trop dit, trop frontal. J’aime la façon dont le terme "gothique" a survécu tant de siècles en embrassant divers concepts éloignés les uns des autres pour finir par identifier aujourd’hui à la fois un style de cathédrale, un courant musical rock et l’archétype de l’adolescent individualiste pessimiste et cultivé. J’aime cette idée de mystère nimbant l’expression "gothique", je n’y associe nullement le caractère guerrier. J’y entends davantage une résonance idéaliste ancienne, et, en tant que qualificatif de mon Journal, une sorte d’avertissement du caractère parfois hermétique du livre.  

Dieu faisant présence à ton journal, de quelle manière devons-nous comprendre ta relation à cette entité et à travers l'idée de Dieu, à la croyance elle-même ? As-tu grandi dans un milieu enclin à la croyance ou ton sérail, à l'instar de la société elle-même, reste-t-il divisé au sujet du religieux ?
À chacun de recevoir ou non les allusions présentes dans les Fragments au domaine du religieux. Je m’en voudrais de suggérer une clef à ce domaine si intime et si éminemment subjectif. Il y aurait, dans ce cas, tant de paramètres distincts à envisager (familiaux, poétiques, théologiques) que je préfère ne pas me lancer a posteriori dans une périlleuse et vaine tentative analytique. J’imagine chaque lecteur lui-même embarqué dans un cheminement sur la question de Dieu et ainsi réagissant à l’aune de sa propre expérience spirituelle. La plupart de mes fragments religieux témoignent d’un Dieu malheureux, pauvre, faible, amoureux incompris.

Productions écrites ou sonores véhiculent ce qui t'anime ou t'a animé. Quel rapport entretiens-tu avec l'idée de transcendance et la relies-tu directement (ou pas) à tes arts ?
L’idée de transcendance me semble être au cœur même de tout projet artistique digne de ce nom. Que s’agit-il de transcender, de franchir, de dépasser ? La souffrance, la finitude, la solitude, le deuil (les premières œuvres d’art étaient des sépultures). Créer est en quelque sorte avouer un désespoir, au moins une imperfection singulière. L’expression de ce désespoir est un passage obligé. Dans un second temps, l’approfondissement de l’acte créateur par sa répétition oblige à une distanciation vis-à-vis de soi et permet pour certains l’avènement d’une création dévouée à la poésie. C’est par la poésie que s’opère cette transcendance qui va de l’individuel à l’universel. Peu d’artistes parviennent à une œuvre où le beau est l’éclat du vrai. Je vois l’activité artistique comme une initiation menant à une acceptation d’autrui, de soi, de l’irrationnel et, parfois, à une révélation d’ordre spirituel.

Approches-tu de la fin de l'écriture du prochain roman Scardanelli ? Quel est son fil rouge ?
Oui, j’avance lentement mais j’avance. Le livre est le récit de la création par un écrivain d’un personnage du nom de Scardanelli. Passé un long prologue consacré aux efforts entrepris par l’écrivain, nous suivons les années d’apprentissage de Scardanelli guidé par son ange gardien et son labrador. Le roman se compose de neuf chapitres et renvoie parfois aux Fragments dans lesquels il est lui-même évoqué. Voici un extrait du chapitre Cinq spécialement pour toi et les lecteurs d’Obsküre :
"L’atelier est tourné vers l’Est, le soleil s’y invite donc chaque matin. Triple porte vitrée des années soixante-dix, tomettes rouge orangé, l’atelier comprend une salle d’eau et un placard en chêne. Scardanelli y a installé une planche sur des tréteaux ainsi qu’une table de jeux, il y entasse fusains, liants, pointes d’argent, mines noires, craies, essences de bois idéal (cyprès, noyer, poirier) mais aussi branchages de ronces, de châtaignier, quelques bûches ocres de peupliers et des objets exclusivement anciens ayant su l’attendrir comme ce cerceau de faïence méditant son offrande aux dieux. Inquiétante étrangeté : parfois, l’éclat d’un vase de Sèvres, une chevalière ensanglantée ou un clou en cuivre embrasent sans avertissement un point au sein du retable en cours d’exécution."

Via Dolorosa est-il lui-même avancé ?
Ce premier volume de mémoires est quasiment achevé, il couvre les années 2012 à 2016.

Écrire plusieurs volumes dans le même temps, est-ce n'obéir qu'à l'impulsion et écrire "au moment où cela se décrète" ; ou est-ce pour toi, au contraire, s'imposer discipline à la manière dont le ferait, au hasard, un Nick Cave ?
Étant quelqu’un d’assez indiscipliné, je dois m’imposer des contraintes. J’obéis ainsi à une sorte de rituel mis en place à l’époque où je me suis mis à écrire sérieusement. Ce rituel n’exclut nullement des temps d’enthousiasme et de liberté. J’aimerais parfois me délivrer d’une certaine routine (heure fixe le matin et plan de travail) mais je suis conscient des bienfaits que ce minimum de discipline m’offre depuis maintenant une dizaine d’années. Je note d’ailleurs que j’ai à moitié renié ce que j’ai écrit en-dehors de ce cadre de travail. Mes écrits antérieurs étaient davantage ceux d’un dilettante.   

Dans le dernier numéro de la revue Persona, tu parles d'une possible "réincarnation" de Demian Clav au-delà des trois titres composés pour un album restant à ce jour inachevé. Est-ce la période - pandémie, confinements... - qui entrave la résurrection ou y a-t-il d'autres explications à ce blocage ?
Le blocage est essentiellement d’ordre financier. L’enregistrement auto-produit d’un album est un exercice éprouvant. Je ne veux pas risquer d’amoindrir la qualité des morceaux de Demian Clav à enregistrer en n’ayant pas les conditions nécessaires au projet (comme cela a été le cas pour un de nos disques), en me précipitant, en n’ayant pas le temps minimum à consacrer aux nombres de prises de chaque instrument, au mixage et au mastering. L’éloignement géographique de JC, le batteur, et Jean-Yves, le bassiste, achève de compliquer l’entreprise.
Afin de pallier à cette impasse momentanée, ma compagne Émilie et moi avons créé depuis trois ans le Collectif Yaj, un atelier d’œuvres d’art contemporain dans lequel nous sommes aujourd’hui pleinement engagés. Ayant toujours quelque peu pratiqué le dessin et la photographie au cours de mes années rock, ce fut une évidence de m’y remettre sérieusement et d’aborder en parallèle la réalisation d’œuvres de techniques mixtes. Nous comptons tôt ou tard ouvrir une galerie où exposer ces pièces ainsi que nos photographies (certaines œuvres ont pour titres des morceaux de Demian Clav ou des paragraphes des Fragments ou de Scardanelli).


S'il se réalise un jour, as-tu un désir particulier pour ce futur album en termes de tonalité / contenu ou poursuivra-t-il les "figures de la dérive" ?

Ce sera, je l’espère, un vrai disque de groupe. Outre JC et Jean-Yves, il y aura un pianiste et un guitariste soliste. Mon idée serait de me cantonner au chant et à quelques retouches de synthé et de guitare rythmique. Sur le fond, j’ai organisé l’enchaînement des titres comme une fresque évoquant les aventures de Scardanelli. En parallèle au travail visuel entrepris dans le Collectif Yaj, j’aimerais que ce ou ces disques illustrent mon roman afin que ce dernier développe une vie parallèle grâce à la musique.

Nous vivons aujourd'hui sans les concerts. Si tu devais ici conter une minute d'un concert qui a compté dans ta vie (pour sa vibration, son frisson), un concert auquel tu as assisté je veux dire, laquelle conterais-tu ?
Je me permets ici de citer les "Fragments" où figure cette minute décisive : "Rennes. 1992. Après un trip royal avec Guérina et Julien, je rencontre Peter Hammill pour la première fois. Invité par son manager à boire du champagne à la fin du concert, je lui demande d’écrire sur ma carte d’identité un passage de 'Still Life', l’un de ses plus beaux textes : 'What have we become ? What have chosen to be ?'. Pour me signifier qu’il est sensible à ma demande, qu’il en comprend le sens, il ajoute cette ligne inédite : 'Que choisissons d’être aujourd’hui ?' "