Digital Media / Dark Music Kultüre & more

Articles

Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

Image de présentation
Interview
30/05/2022

Erik Wøllo

"Paradis pour tous"

Genre : space ambient / drone / electronica
Photographies : Elisabeth Østensvik (n&b) / Knut Bry
Contexte : parution de 'Sojourns' (Projekt, 2022)
Posté par : Oliviër Bernard

Erik Wøllo débute parfaitement l’année 2022. Sojourns est une offrande gracieuse, aux frontières de l’ambient le plus planant et d’une forme rythmique addictive. Ce trente-sixième effort solo érige une nouvelle fois le Norvégien en maître des atmosphères ouatées. Son electronica intelligente happe littéralement l’auditeur, le faisant voyager dans un espace onirique bienveillant ; une forme de quête initiatique céleste. Nous avions envie d’en savoir plus sur ce dernier opus, de faire le bilan de ses quarante ans de recherche sonore, d’avoir son avis sur Projekt, son label désormais historique, et sur la triste actualité. Le guitariste s’est prêté au jeu avec beaucoup de sympathie. Une chose est certaine : le musicien est loin d’avoir dit son dernier mot et semble plus prolifique que jamais. Entretien.

Obsküre : Je trouve cet album très juste, à la fois spatial, rythmé, planant, presque tribal sur "Sojourn 2", ou onirique ("Shimmer" m’a fait penser par moments à Ryuichi Sakamoto). Comment as-tu conçu et assemblé toutes ces parties ?
Erik Wøllo : Je travaille en permanence sur de nouvelles choses, en suivant le courant. J’essaie de faire les choses différemment pour chaque album. Ma routine : récupérer des sons, programmer des synthés, etc. Sojourns se vit comme un voyage. Ainsi, chaque morceau représente un lieu aux caractéristiques uniques. Chaque piste est une sorte de petit univers où vous voyez et explorez diverses choses. Ou bien il s’agit d’un ensemble de souvenirs issus d’un journal intime. J’ai une très grande expérience musicale, et cet album en est le reflet. Le nouveau matériel est souvent guidé par une nouvelle composition créée qui se distingue particulièrement. Puis, je tente de développer les autres compositions avec le même genre de contenu ou de vibration. Et je choisis le type de sons, etc., en fonction de cela. Après toutes ces années, ce processus se déroule de manière plus fluide et naturelle, de façon très intuitive et spontanée. La partie intellectuelle commence lorsque j’arrange, mixe et masterise. Je me suis donc habitué à avoir plusieurs casquettes dans mon travail artistique : musicien de scène, compositeur, producteur et ingénieur ; designer même !

Il y a une atmosphère envoûtante dans Sojourns, une invitation au voyage. Son titre reflète cette impression. Qu’as-tu voulu exprimer précisément à travers ces dix morceaux ?
La plupart de mes albums peuvent être écoutés comme un voyage imaginaire. Ou un rêve avec des images mouvantes, comme un flot de pensées dans votre esprit. Sur Sojourns, je voulais préciser cette idée. Ainsi, chaque piste représente une étape de ce voyage. Un récit illustré par des lieux, des états d’esprit contrastés et des errances mentales qui peuvent affecter la perception de l’auditeur. La sensation d’être quelque part pendant un moment. Pour moi, un paysage sonore est un lieu dans le temps, donc chaque composition sur le disque est un endroit où l’on doit être, avec sa propre histoire à raconter. On reste là temporairement, puis  avec le morceau suivant, on change d’espace. Je voulais aussi qu’il y ait des ambiances différentes. Vous passez de titres rythmiques hypnotiques errants, avec des thèmes changeants et des motifs intermédiaires, à des climats plus calmes et contemplatifs menés par une guitare planante. La dernière plage, "Still Water", a une forme très douce, introvertie et fragile. Je m’intéresse beaucoup également à l’aspect temporel de la musique. Comme si je fouillais à la fois dans le passé et dans le futur.

Combien de temps as-tu mis pour réaliser Sojourns ? As-tu une anecdote particulière à partager à propos de cet album ?
Il m’a fallu presque un an. J’accumule toujours beaucoup de matériel, puis je sélectionne le meilleur pour le disque, c’est-à-dire des morceaux qui ont une atmosphère commune et connectée. Pour Sojourns, j’ai composé plus de trente titres, et finalement j’en ai choisi dix. Alors que j’avais terminé l’album et que j’allais travailler sur le mastering final, j’ai constaté que la piste d’ouverture n’allait pas dans la direction que je souhaitais. Elle s’assemblait mal avec le reste. Et je devais rendre ma copie le lendemain... En quelques heures, j’ai fait "Memory Waves", que je trouve être l’un des meilleurs morceaux de l’album. Un air très vivant et lent. Ensuite, je fais un break pendant plusieurs semaines, durant lesquelles je m’occupe d’autres projets. Puis je reviens et j’écoute le tout avec des oreilles fraîches, ce qui se traduit en général après par des remixes et d’autres changements. J’ai conçu une vidéo pour cette piste (cf. lien YouTube en fin d’article).

Sojourns sort une nouvelle fois chez Projekt. Cela fait maintenant plus de dix ans que tu travailles avec ce label culte, qui compte dans son catalogue d’autres pointures comme Steve Roach, Michael Stearns ou Alio Die. Qu’apprécies-tu particulièrement chez ce label ?
Projekt a joué un rôle très important dans ma carrière. C’est le label parfait ! J’ai travaillé avec plusieurs autres maisons de disques depuis mes débuts, mais j’ai souvent été frustré. Certaines d’entre elles sont trop lentes, trop inactives, ou promettent trop de choses, etc. Ce n’est pas le cas avec Projekt ! Il est primordial de collaborer avec une structure qui a la même éthique de travail que vous. Cela stimulera votre créativité et votre productivité. Aussi, il est important d’obtenir des réponses et des avis, tout en ayant la possibilité de créer son  propre art. Et bien sûr, de pouvoir toucher un public.

Quel est ton moteur pour composer ? Y a-t-il des images particulières, des paysages, des lectures ou des rêves qui te viennent à l’esprit lors de ce processus ?
Difficile à dire. Je pense que je suis juste une personne créative. Depuis toujours je crée des choses, c’est ma nature. Quand j’étais enfant, je construisais même mes propres jouets. Sur le plan musical, je dirais que j’ai envie de composer quelque chose de jamais entendu, ce qui me pousse à le faire moi-même ! J’ai commencé à jouer de la guitare à onze ans, et je me suis souvent demandé pourquoi la musique avait tant d’impact sur moi. Selon moi, certaines personnes ont simplement ce don en eux depuis toujours. Je suis également une personne très appliquée. Quand je démarre un projet, je veux aller jusqu’au bout. 
Je suis né et j’ai passé mon enfance dans une petite vallée en Norvège. Un paysage montagneux qui a forcément un impact et que l’on retrouve beaucoup dans ma musique. Tout le monde a en soi un paysage intérieur, évocateur en général du lieu où l’on a grandi. Je suis propriétaire d’un chalet dans mon village natal, et je compose majoritairement là-bas, car je peux alors me concentrer pleinement et aller en profondeur. Puis je mixe tout dans mon studio, où je vis.
Ma musique peut souvent vous faire donner l’impression de voyager dans des paysages imaginaires. Les auditeurs me font ce retour parfois. Je suis aussi un artiste visuel, en ce moment je suis à fond sur la linogravure.Pour moi, les paysages inviolés ont leur propre valeur indépendamment de nous, les êtres humains. La nature ne dépend pas des hommes pour exister. En revanche, l’inverse est vrai. La population mondiale croissante et la façon dont nous vivons va déterminer l’avenir de la nature. Ces idées m’intéressent énormément, et ont probablement une importance pour ma musique.

Malgré la crise sanitaire, tu as été particulièrement productif ces deux dernières années, avec notamment la sortie de ton magnifique live au Soundquest Fest. Comment as-tu vécu personnellement et créativement cette période ?
Cela n’a pas changé grand-chose pour moi. J’ai dû annuler certaines obligations, mais je travaille principalement dans mon propre studio, donc mes journées ont été autant occupées que d’habitude. En fait, j’ai même été plus productif que jamais. J’ai de la peine pour mes camarades qui gagnent leur vie surtout en tournée et en concert. Je suis très chanceux de travailler majoritairement comme compositeur. J’ai l’impression que les gens ont eu plus de temps pour écouter de la musique pendant la pandémie. Ces deux dernières années m’ont permis de toucher plus d’auditeurs qu’auparavant ! Tu mentionnes le Soundquest Fest, un festival en ligne créé par Steve Roach l’année dernière. J’ai composé du matériel inédit spécialement pour le concert. "Winter Tide" est une suite en sept parties d’une heure, sur laquelle j’ai réussi, je pense, à intégrer toutes les idées développées au cours de ma carrière !

Ton impressionnante et longue carrière fait de toi une référence dans le monde de l’ambient. Quel regard portes-tu sur l’évolution du genre depuis tes débuts dans les 1980s ?
Quand j’ai sorti Traces en 1985, ce genre de musique n’était pas très connu. Et on ne savait pas vraiment comment l’appeler. Je me rappelle avoir trouvé cet album chez un disquaire dans le rayon new age. Je ne connaissais même pas le terme ! J’avais entendu que Brian Eno avait inventé l’ambient music, mais sans plus. J’ai donc vraiment créé quelque chose en solitaire, sans être influencé par d’autres musiciens. Depuis cette époque, l’ambient est partout, beaucoup en font aujourd’hui.
Des résultats nouveaux et passionnants sont nés de l’évolution du genre. Les nouveaux outils et l’équipement de studio ont permis à chacun de construire plus facilement son propre poste de travail et de créer quelque chose de personnel. Les musiciens ambient de ma génération étaient souvent issus du monde du prog ou du rock/jazz et devaient apprendre à jouer d’un instrument de manière conventionnelle, en plus de s’y connaître en composition. Il me semble que la jeune génération ne passe plus par ces voies. Mais cela peut aussi être positif, car ils choisissent des manières plus inattendues de composer. Mais cela aide à élargir ta perspective de connaître l’histoire : Erik Satie, John Cage, le gamelan… La musique pour moi doit toujours embrasser les traditions culturelles du monde entier d’une manière ou d’une autre, en espérant attirer un public multigénérationnel, même s’il s’agit d’avant-garde.

Tu es un artiste prisant les collaborations depuis de nombreuses années. Qu’apprécies-tu dans ce partage ? Et avec quel musicien aimerais-tu faire une collaboration inédite, si tu devais le choisir ?
J’ai collaboré avec certains des principaux artistes du genre : Steve Roach, Michael Stearns, Ian Boddy, Bernhard Wostheinrich, Byron Metcalf et d’autres. Cela a été très important dans ma carrière de pouvoir partager des idées avec ces musiciens incroyables. J’ai tendance à choisir des collaborateurs avec qui j’ai des petites différences, mais qui vivent toujours sur la même planète que moi. Ainsi, le résultat aura un parfum de nouveauté, une expression musicale que ni l’un ni l’autre n’aurait pu créer seul. Pour moi la collaboration doit faire émerger une musique hybride neuve avec des éléments personnels de chacun. Une convergence de deux ou plusieurs choses qui se réunissent pour former un nouveau tout.
Tu as mentionné précédemment Ryuichi Sakamoto, c’est un artiste que j’admire profondément, et ce serait formidable de travailler avec lui. J’étais à son concert de piano à Londres il y a quelques années, un moment fantastique et mémorable. Il y en a plusieurs autres avec qui j’aimerais collaborer, mais pour le moment je suis très occupé avec mes propres projets solo. Cela étant il y a tout de même des travaux en cours avec d’autres musiciens…

Je me sens obligé de te poser cette question douloureusement actuelle : comment se sent-on en ce moment en Norvège, sachant que ton pays a une frontière commune avec la Russie ?
Tout à coup, nous sommes de retour à l’époque de la guerre froide. J’ai grandi dans les années soixante/soixante-dix, ce qui a eu une incidence sur ma façon de considérer la Russie. Mais il est important de ne pas mélanger les opinions du peuple russe avec celles de son régime. Des idées démocratiques commencent de plus en plus à émerger apparemment parmi les jeunes générations, et j’espère que cela mènera à un changement. La Norvège n’a eu que peu de problèmes avec la Russie, les relations entre les Russes et les Norvégiens à la frontière nord sont excellentes. J’espère que cela se poursuivra en ces temps difficiles. Mais nous vivons dans une période d’incertitude, le monde est divisé en ce moment.

Quels sont tes projets pour cette année 2022 ? As-tu des plans promotionnels pour Sojourns, des concerts de prévus ?
Pas de concerts de prévus pour Sojourns. Mais j’ai plusieurs projets sur le feu comme d’habitude.
Un nouvel EP sortira en mai, Inversions. Tout a été joué avec diverses guitares électriques, des pédales de looping et des effets. Pas de synthés. Une œuvre très minimaliste, ambient et abstract experimental. J’ai enregistré l’intégralité dans mon salon et pas dans mon studio ! Des boucles et des guitares sont prêtes à l’enregistrement chez moi. Les meilleures idées arrivent souvent quand vous en train de faire autre chose. Dans ma cuisine il y a un super endroit pour répéter, et j’ai toujours une guitare et un looper de dispos pour une captation sonore. Ce prochain disque est un voyage intérieur méditatif de calme et de réflexion, quasiment une forme contemplative en apesanteur. La pochette a été réalisée par ma femme.
Aussi, un tout nouvel album en collaboration avec Ian Boddy sortira en septembre ! Nous sommes allés un peu plus loin cette fois, le résultat est vraiment génial ! Il s’agit du quatrième opus que l’on réalise ensemble, en comptant un live (https://din.org.uk/). Je travaille également sur une nouvelle production avec Deborah Martin, inspirée par la musique amérindienne. Elle fait suite à notre Between Worlds (2009). Nous avions voyagé pendant un mois en Arizona en 2008, au cours duquel nous avions effectué de nombreux enregistrements avec des musiciens apaches. Certains éléments non utilisés à l’époque se retrouveront sur le nouvel album. Je suis très intéressé par l’histoire américaine, donc ces projets ont été très excitants pour moi. Rencontrer l’une des cultures autochtones de l’Amérique, connaître leur passé, visiter ces endroits légendaires. Nous avons aussi rencontré des descendants de Geronimo, et nous avons appris beaucoup de leur histoire. J’ai vraiment plongé profondément dans cette expérience et capturé le sens de l’héritage indien américain avec des sons et des compositions.

Diskögraphie sélective
  • Traces (1985)
  • Guitar Nova (1998)
  • Wind Journey (2001)
  • Emotional Landscapes (2003)
  • Blue Sky, Red Guitars (2004)
  • Elevations (2007)
  • Gateway (2010)
  • Blue Radiance (2015)
  • Infinite Moments (2019)
  • Recurrence (2021)
  • North Star (2021)
  • Winter Tide. Live at Soundquest Fest 2021 (2021)
  • Sojourns (2022)