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Livre
17/05/2020

Fabien Courtal

La Société Lumière

Editeur : Editions de l'Arbre Vengeur
Genre : pagan-nouvelles
Date de publication : 2020/05/28
Photographie : Fabien Courtal (portrait) | par lui-même (2020)
Note : 75%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Entrer dans le livre de Fabien Courtal est à la fois un piège et un ravissement. Dans ce recueil de nouvelles contemporaines, il n'y aura pas d'actions tendues, pas de personnages aux motivations claires, pas de description qui ferait automatiquement sens. Vous n'y trouverez pas non plus ces sentiments qui mènent à l'épique ou à l'effroi. La sécheresse de ton se conjugue pourtant à une langue élégante, composée de phrases souvent longues et d'un lexique régulièrement recherché ("se mâchurer", "un nenju", "uniment", "milliaires", "thaumatrope", "des phosphènes", "un kesa"...) sans que cela ne fasse barrage.

Dès le premier texte qui donne son nom au recueil, on assiste à la projection d'un film expérimental, dans lequel les visuels charrient du son et où le narratif passe après la forme. Le décor glisse et quelqu'un en fait état. Quelqu'un, car régulièrement le narrateur est invisibilisé, les personnages absents à eux-mêmes, sans parfois qu'on soit sûrs de pouvoir encore les traiter d'hommes. Certains préfèrent les traiter de fous, à l'instar des regards portés sur cet homme retranché dans une parcelle de nature entre des échangeurs routiers (un cousin éloigné de L'Île de Béton de J.G. Ballard).
Des détails sont décrits, avec la minutie du peintre ou du faiseur d'images. Plusieurs nouvelles mettent d'ailleurs en scène une projection dans une salle presque vide. C'est "difficile, délicat, incertain" et le lecteur se plonge ou bien est plongé dans ces constats. Les émotions sont là, mais elles relèvent de la stupéfaction, de la rêverie, de l'hallucination et de l'angoisse diffuse. On sait que face à un mort et à son œil, quelque chose advient qui bouleverse l'homme, au point qu'un capitaine se voit mis à pied dans une affaire de cadavres retrouvés sur un archipel. L'enquête n'avance pas et d'ailleurs l'auteur se fiche de l'enquête. Ce qu'il partage avec nous, c'est ce pas de côté auquel assistent impuissants les officiers ("La Migration vers l'Ouest"). Plus loin, un personnage arrêté se brouille dans ses réflexions, erre avec une sorte de délice flottant dans la futilité des pensées et des noms ("Le Miroir dans le Chas de l'Aiguille") quand il n'est pas pris d'une sorte de Nausée ("Où Tout se désassemble"). Ces pensées suivies machinalement interrogent le Cogito ergo sum : qu'est-ce qui fait l'homme dans ces déambulations où le sens n'illumine pas ("Lieu bleu") ? La mise au point n'est jamais claire, la lumière du titre du recueil n'est pas celle de la trame narrative ou du codage du texte : elle est intériorisée. Mais c'est comme si la révélation ne pouvait pas être une épiphanie, comme s'il fallait se raccrocher pour vivre à de menues choses : des plantes et des oiseaux, principalement... Ainsi les deux garçons de "Comme les Images par Cœur" inventent leurs propres figures animales dans un exercice proche de ceux des frères du Grand Cahier d'Agota Kristof, Rhoda ouvre son Peterson (nomenclature des oiseaux) dans "In the Mountains, There you feel free". Les arbres sont des entités obscures (on pense à Vorrh de Brian Catling). D'autres vivent seuls ("Pardès", "Paysage avec le dernier Mot"), se prennent pour un animal ("Le Jardin d'Acclimatation") ou sont souvent déjà morts ("Prendre Refuge").

Ces personnages - ou ce qui sert de narrateur - multiplient les modes d'emploi : "qui ne voulaient rien dire, sans plus de sens que...", "Tu hésitais sur le sens à donner..." ; un projectionniste range les bobines "selon un ordonnancement que sans doute il était le seul à connaître", un ancien chantre semble devenu fou. Rhoda, rare personnage féminin, lit à l'envers, à contresens, pour elle-même, sans espoir de partage avec les autres. Les images se font plus dures à mesure que les pages défilent : un corps supplicié et extatique dans un arbre-monde ("Offuscation"), la fresque en plusieurs panneaux d'un homme qui s'énuclée, se pèle et s'ouvre le ventre ("Sur un Livre ouvert aux Pieds de l'Ennemi").

Le décor est le plus souvent semi-urbain : il s'agit de lotissements sans envergure, dans lesquels les personnages se déplacent, quasi anonymement, un peu à la façon dont Michael Haneke filmait ses premiers longs métrages (Le Septième Continent, Benny's Video). On retrouve régulièrement un nommé Buridan, sans qu'il soit nécessaire de savoir si c'est le même ou si c'est l'avatar d'un Toto placé dans les marges de l'H/histoire. Ces personnages lisent parfois ou observent des tableaux et des pochettes de disques dont la description crée comme une devinette. Pourtant, Fabien Courtal ne joue pas aux devinettes, une confidence m'a permis de retrouver la pochette de A Trip to Marineville de Swell Maps pour la nouvelle "La Chambre aux Prestiges" sans que cela ne me pousse à découvrir le titre du livre où un garçon joue à se faire peur avec un jaguar fantomatique ("Pardès"). Les titres importent peu, en fin de compte.

La temporalité narrative se perd aussi dans les archétypes ; les temps du récit aident à instaurer un après indéterminés d'où ça parle : quelques flashbacks, des annonces du futur, l'imparfait itératif (notamment dans "In Girum imus Nocte") achèvent de brouiller la temporalité, reléguant ce qui est habituellement important au second plan (la maladie de la sœur dans "Comme les Images, par Cœur"). Les routes n'en sont pas, et la signification nous échappe : restent des impressions tenaces et une voie supérieure qui s'ouvre : celle d'un rapport au monde singulier. Comme si l'effort et la douleur étaient les premiers pavés d'une attention portée aux choses non vues. Comme si les mots retrouvaient, hors de la narration, la plénitude de leur pouvoir évocateur et sacré.