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Interview
12/02/2021

Forêt Endormie

"Debussy et Satie ont été très importants pour moi"

Album : Une Voile Déchirée
Date de sortie : 2020/09/04
Genre : neofolk / chamber music
Posté par : Bertränd Garnier

Apparu en 2016 sur les rivages de Portland (Maine), Forêt Endormie vogue entre les siècles pour déposer entre nos oreilles une approche toute personnelle de la musique de chambre, via l’éclectisme appliqué de Jordan Guerette, qui montre là une facette complémentaire de Falls Of Rauros, son groupe "principal". Ecrites et chantées entièrement en français, langue de ses lointains aïeux, les chansons de Forêt Endormie se nourrissent de contrastes et de flottements, conducteurs d’une nostalgie à la fois intimiste et généreuse pour ses interprètes. Le miracle de la fibre a permis à cet entretien d’avoir lieu au mépris du décalage horaire, et en français, s’il-vous-plaît !

Obsküre : Jordan, peux-tu, en préambule, retracer ton intérêt pour la langue française ? Je crois savoir que tu descends d’une famille de colons, mais que plus personne ne parle français dans ton entourage. De quelle façon cet intérêt s’est-il manifesté, et à quel moment t’es-tu destiné à enseigner notre langue ?
Jordan Guerette : Lorsque j’étais enfant, seule ma grand-mère parlait encore le français, mais j’ai toujours eu cette conscience d’être d’origine française, tout au moins franco-américaine et canadienne. J’ai suivi des cours de français jusqu’au lycée, mais je n’ai véritablement commencé l’apprentissage que vers l’âge de vingt ans, car j’avais cette envie de pouvoir communiquer en français. À cette époque, je suivais des études de musique à l’Université. Je me suis donc finalement dirigé vers une double licence : musique et français.
Par la suite, j’ai rencontré un professeur d’art qui enseignait dans un tout nouveau lycée de sciences et technologies à Portland. Ce lycée recherchait des personnes pour enseigner l’espagnol et le français, sans contrainte de certification. J’ai donc été embauché, à l’origine pour enseigner à la fois le français et la musique, ce qui était parfait pour moi. J’y travaille depuis sept ans désormais, mais aujourd’hui je n’enseigne plus que le français. Mes élèves ont entre quatorze et dix-huit ans, et ce sont pour la plupart des débutants. C’est un enseignement centré sur la communication à travers la technique du comprehensible input. Mes élèves peuvent comprendre et parler un peu, mais les notions de grammaire et de conjugaison ne font pas partie de cet apprentissage.
Bien que l’espagnol soit la langue étrangère numéro un pour l’enseignement aux Etats-Unis, la proximité du Québec fait qu’il y a ici, dans le Maine, beaucoup de familles avec des patronymes et des origines françaises, donc l’intérêt est un peu plus répandu.

Le paramètre linguistique est une composante à part entière du projet artistique Forêt Endormie. Alors que pour la plupart, pour ne pas dire la totalité des groupes américains, la question ne se pose pas, est-ce que le fait même d’écrire et de chanter en français participe d’une recherche d’originalité, ou plutôt de la volonté d’ancrer ta musique dans une universalité différente, peut-être plus propice à exprimer ce qu’elle renferme ?
Le fait d’utiliser le français répond d’abord à la volonté de combiner mes deux passions, mais la recherche d’originalité est également présente car, effectivement, aucun groupe américain ne s’exprime en français... Au-delà, c’est aussi une façon d’atténuer certaines exigences envers moi-même, en me permettant de contourner les stéréotypes et la proximité émotionnelle de l’écriture en anglais. En créant de la distance par rapport aux mots, le français m’offre une liberté qui s’apparente quelque part à un jeu, se rapprochant de la composition musicale en elle-même. Les paroles du nouvel album sont très personnelles, en cela le français fonctionne un peu comme un voile rassurant entre moi et le public américain.

Est-ce que cette distance revêt une dimension de refuge, à l’image des idioglossies qu’adoptent certains artistes comme Lisa Gerrard ou Sigur Rós ?
Oui, c’est l’un des éléments, même si le français est évidemment une vraie langue. Je ne sais pas si, dans l’esprit des auditeurs, il existe une différence entre une langue imaginée et une langue qu’ils ne comprennent pas. À mon sens, le public « metal » s’en fiche, car les métalleux ont l’habitude de voir des groupes leur hurler au visage... Mais les publics plus généralistes sont davantage intrigués.

Puisqu’il faut bien s’essayer à une description de la musique de Forêt Endormie, on peut envisager le groupe comme un ensemble néo-classique, jouant une musique de chambre à la fois moderne et penchée sur certaines traditions. Je crois savoir que ton inspiration est plurielle. Peux-tu tenter de donner un aperçu des différents héritages musicaux dont on peut retrouver la trace dans Forêt Endormie ?
Lorsque j’ai créé le groupe, j’écoutais beaucoup la musique de Claude Debussy et d’Erik Satie. Les deux ont été très importants pour moi, au même titre que d’autres choses. Earth, Sol Invictus, beaucoup de neofolk... Je voulais combiner divers aspects de ces influences, mais, pour paraphraser le compositeur islandais Ólafur Arnalds, mon intention était aussi de faire en sorte de rapprocher la musique classique des endroits où elle ne s’épanouit pas naturellement, que ce soit dans la « vraie vie » ou sur Internet. Joanna Newsom et Jeff Buckley sont deux autres artistes très importants à mes yeux.

Forêt Endormie navigue entre plusieurs scènes, au sens large, sans appartenance fixe, la parenté la plus évidente étant la musique classique, mais des passerelles existent aussi avec le jazz, le rock progressif, le folk et, de manière plus lointaine musicalement, mais peut-être plus proche "socialement", le metal. Penses-tu que cette polyvalence soit la clé pour toucher et surtout fidéliser des sensibilités diverses ?
Je pense que les personnes qui écoutent du metal sont globalement plus ouvertes, car c’est un milieu extrêmement divers. Toutefois, mon but est en effet d’ouvrir Forêt Endormie à d’autres catégories d’auditeurs, ce qui est difficile car je suis identifié comme un musicien metal. Notre musique diffère bien entendu de celle de Falls Of Rauros, mais elle reste très mélodique et un peu complexe, et j’avoue que je ne sais pas vraiment comment atteindre des publics éclectiques. Les gens sont généralement très réceptifs lorsqu’ils viennent nous voir en concert, mais il est vrai que c’est plus délicat de les amener à écouter nos disques chez eux.

En parlant de concerts, vous produisez-vous fréquemment… hors période Covid, s’entend ?
Nous avons donné une vingtaine de concerts, ce qui n’est pas mal pour un groupe de notre taille. Notre plus gros concert à ce jour a eu lieu au festival Fire In The Mountains, dans le Wyoming. C’était une expérience extraordinaire devant des centaines de spectateurs qui étaient vraiment là pour la musique. Nous étions également artistes résidents dans un club de jazz à Portland. C’était différent, mais également très intéressant, car ces concerts duraient près de quatre-ving-dix minutes et donc nous permettaient de tenter d’autres choses. Nous avons par exemple joué une reprise de dix-sept minutes de Joanna Newsom.

Peux-tu revenir sur la façon assez originale dont le groupe s’est constitué ?
En fait, j’ai formé le groupe avec les musiciens qui m’ont accompagné lors du récital de clôture de mon Master en composition. Tous ont accepté de me rejoindre dans Forêt Endormie et ont fait partie du projet sur le premier album avec sur le split avec Quercus Alba. Ensuite, la violoniste a été retenue par ses engagements professionnels avec une troupe de théâtre, et le violoncelliste d’origine est parti voyager en Nouvelle-Zélande. Petit à petit, de nouveaux musiciens sont venus se greffer, et le line-up actuel est fixe, même si nous n’avons pas joué depuis plusieurs mois en raison de la pandémie.

Comment t’y es-tu pris pour recruter les musiciens qui t’accompagnent à présent ?
À part moi, seul le pianiste Emmett Harrity est rescapé du premier line-up. La violoniste Sarah Mueller m’a été recommandée par la violoniste précédente, Victoria Hurlburt, d’abord dans l’optique d’assurer des concerts qui étaient déjà planifiés. Je suis très heureux qu’elle nous ait rejoints, c’est une violoniste magnifique ! Notre première chanteuse, Kate Beever – qui jouait également du vibraphone – ne pouvait pas participer au festival Fire In The Mountains. J’ai donc sollicité mon amie Lauren Vieira, qui joue dans Dreadnought (avec qui Falls Of Rauros a partagé plusieurs dates), et au final c’est elle qui a chanté et joué sur Une Voile Déchirée. J’ai rencontré le contrebassiste David Yearwood dans un club metal, à Portland.

Bien qu’étant le cœur créatif de Forêt Endormie, es-tu à l’écoute des contributions et conseils de tes interprètes ?
Oui, il leur arrive de m’interpeller sur la façon de jouer certaines phrases ou sur la tonalité émotionnelle que je veux insuffler à une partie. Ils ne suggèrent pas de changements au niveau de la partition et des mélodies, sauf s’il existe un réel problème de jouabilité qui m’oblige à apporter des modifications. C’est rare, mais c’est arrivé. Chaque fois que j’écris un morceau, j’apprends de nouvelles choses sur la composition et les complémentarités instrumentales.

Quelles sont les complémentarités musicales que tu aimes faire vivre ? Tu sembles vouloir donner à chaque instrument un maximum de liberté au sein de la partition. Comment cela s’articule-t-il avec l’écriture de développements mélodiques qui restent tout de même assez fluides ?
Avec ce projet, je me focalise sur des lignes mélodiques très longues. J’ai beaucoup étudié le contrepoint et je m’efforce de composer des lignes qui se correspondent tout en étant indépendantes. C’est un processus qui réclame énormément de temps et m’invite à expérimenter en permanence.

Comment appréhendes-tu le nécessaire décalage entre la quantité de travail que représente l’écriture musicale et le fait que la musique se doive de toucher l’auditeur de manière limpide ?
C’est difficile à savoir. Je pense que beaucoup de nos auditeurs sont eux-mêmes plus ou moins musiciens et ont donc une idée de ce qu’il y a derrière. Un public moins averti peut sans doute le supposer, mais ce n’est pas très important. Pour moi, il est plus important de créer de la musique touchante que de la musique cérébrale, même si j’aime les deux. Plus jeune, j’étais réceptif à tous les compositeurs classiques, aussi complexes soient-ils, mais avec le temps la dimension affective de la musique a pris de l’importance.

Une Voile Déchirée est un disque de contrastes, qui semble assumer totalement le fait d’osciller en permanence entre une certaine légèreté et des passages plus tourmentés, à l’image de ce que suggère sa pochette. Peux-tu nous en dire plus ?
L’écriture de l’album a été une période difficile pour moi mentalement. J’aime explorer des thèmes sombres. J’écris beaucoup sur l’absurdité de la modernité par exemple. Cette fois, je voulais aborder des choses plus personnelles, en lien avec l’angoisse, l’anxiété et la dépression. Malgré tout, au bout du processus d’écriture, j’ai décidé que je voulais intégrer une note d’optimisme, qui transparaisse à la fois dans l’artwork et dans la progression des chansons, le but étant de reconnaître la nature cyclique de toute difficulté, de toute joie ou même de la paix intérieure. La pochette représente très bien cela avec ce bateau qui a visiblement traversé de nombreux problèmes et semble se diriger vers une lumière qu’il n’est pas certain d’atteindre.

L’album a été produit par Colin Marston (Krallice, Behold... The Arctopus, etc.), pour un résultat on ne peut plus nickel. Etait-ce pour toi une sécurité de confier ta musique à un tel professionnel, même si le style est sans doute un peu inhabituel pour lui ?
Avec Colin, je savais que même si les chansons n’étaient pas bonnes, le son serait génial. Colin est un vrai professionnel, et même s’il travaille généralement avec des groupes de metal, il en connaît un rayon sur tous les styles. J’ai confiance en lui !

Diskögraphie [albums]
  • Étire Dans Le Ciel Vide (2017)
  • Split w/ Quercus Alba (2019)
  • Une Voile Déchirée (2020)