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Livre
12/11/2021

Franck Doyen

Les Chants de Kiejpa

Editeur : Faï Fioc
Genre : poèmes ethnographiques
Date de sortie : 2021
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Franck Doyen plonge de plus en plus sa langue poétique dans les corps et les esprits des autres. Il y a chez lui désormais comme une écriture pleinement voyageuse, au sens chamanique du terme. Eaux ne tombent et Chants de Kiejpa sont dédiés aux peuples Kawesqar et Selk'nam qui survivent en Terre de Feu, ce territoire fait d'îles, à l'extrême sud du continent américain. Depuis les voyages relatés du missionnaire allemand Martin Gusinde (avant la Première Guerre Mondiale) et de l’ethnologue français José Emperaire, ces peuples luttent contre leur disparition dans un environnement naturel qui a conservé sa force.

Franck Doyen produit deux textes distincts. Eaux ne tombent est un ensemble en prose, des poèmes courts de moins d'une page, éclairés dans les marges par des mots du lexique kawesqar dont la traduction n'est donnée qu'en fin de lecture. La langue est travaillée, sapée par les évitements de déterminants, les collusions de termes et l'irruption croissante des mots de l'ailleurs. Hommes, bêtes, végétaux : tout concourt à densifier un imaginaire, à se laisser peupler.

ajqsatj "Vous sortez de sous les peaux avec sur le visage la grasseur même de la nuit, ces cris de chiens revenus, les échos lointains des pertes invraisemblables et des douleurs aux mains trop longues. Face à la neige et ce qu'il reste de roches et d'océans, la défaite est nue et les énigmes enroulées. Vos chants, des arbres étirés par les vents, un archipel de langues bouches comme ciel et force devant l'absence du mot espoir. L'aube peut-être." qalaptes

Le questionnement est sombre, il a trait à la disparition et à la rémanence. Culpeo, lapin mara, huemul, guanaco, naudou, cururo et autres baleines grises assistent à l'extinction de ces hommes, aux combats qui se livrent encore parfois dans un temps du bout du monde. Les animaux seuls répondent aux appels lancés puisque les compagnes et compagnons ont disparu. C'est délicat pour Doyen de parler à la place des autres. C'est toute la difficulté des littératures placées sous le regard de l'Étranger. Il faut tenir une ligne entre l'exotisme facile et la nécessité de nommer ce qui disparaît, rendre hommage sans tomber dans l'empathie douceâtre ou le militantisme néo-colonialiste.

Le deuxième ensemble affronte sans détour ces problématiques. Chants de Kiejpa est un hommage à une chamane selk'name morte en 1966 et dont plusieurs chants furent enregistrés et mis sur disque par la volonté de l'ethnologue Anne Chapman. Franck Doyen a contacté et œuvré avec l'accord de l'arrière-petite-fille de Kiejpa. Il dresse ainsi en vers vingt-et-un chants (chant de la Lune, chant de la hutte, chant de l'empreinte, chant de la guérison, chant du froid...). Les absents sont convoqués, viennent parfois transformer le je lyrique en nous collectif ; les totems escortent la poète, qu'ils soient animaux ou végétaux ; on oscille entre le conte, la prière, le tableau, l'écriture automatique.

C'est une ode à la vie et aux éléments, une plongée dans une manière de percevoir ce qui nous entoure afin de saisir les frontières plus que floues entre notre corps et les autres. Avec Doyen, on plonge dans cet univers, sans truchement du lexique cette fois, par saccades successives. Le réel s'ouvre aux visions aberrantes qui prennent place avec une logique folle, celle de la poésie et de ses images :

"je sais le nom
de ceux qui sont partis
dans les montagnes et
sous les eaux
dans les grands vents
je sais le nom
sous la peau du lapin
il manque un œil à mon chien
il aboie dans l'arbre
il lèche le tronc
et les feuilles tombent
pousse ton canot sur l'eau
mon frère
rejoins-moi
je sais guérir
celle et celui qui vient
rejoins-moi mon frère
dans le ventre de la baleine
je trouverai ton nom"
(chant du nom perdu)