J'aime quand un éditeur et des artistes font ouvrage collectif. Tenir un beau livre qui atteste d'une rencontre entre les mots et le visible, l'un se nourrissant de l'autre. Je ne connaissais pas le travail de Sylvie Sauvageon, mais j'aime ses visuels aux techniques variées, le fait qu'elle dessine des cartes et des couvertures de livres. Elle offre ici un panorama comme un mur sur lequel seraient punaisés ces feuillets et plusieurs gros plans aident à percevoir les détails.
Félicitations donc à Æncrages & Co pour cette édition dans la collection écri(peind)re.
Je connais bien davantage Franck Doyen et ce nouvel ensemble m'a encore une fois marqué.
On a une série de textes, nouvelles de prose poétique, qui s'assemblent par le procédé de l'anadiplose (une image dans la fin d'un texte sert de point de départ au texte suivant), mais qui au fur et à mesure se complexifie par la présence d'échos (l'escargot qui bave), de retours de motifs, d'images, rendant bien plus dense l'effet initial. On se fait souvent des films en lisant, avec lenteur et pauses.
Le personnage (en TU, ce qui implique le lecteur) est au cœur d'une cabane dans la nature et observe un monde qui disparaît, tente de le saisir le plus lentement possible, regrettant le rapport perdu de l'Homme à la Nature. Il "boi[t] chaque jour ces voix" autour de lui, ce qui fait qu'on ne sait rapidement plus si c'est lui qui pense ou s'il est passeur, medium, transmettant la parole de ceux qui nous entourent.
Très vite, je retrouve le style de Doyen : liste de végétaux, goût pour des mots ("luminescence"), absence de virgules, dégât des hommes, des pointes discrètes d'autobiographie, cette capacité surtout à mêler avec légèreté l'homme et le végétal ou l'animal (d'où le nom de la publication que Doyen codirige, "revue argile marquée des sillons ocres et rouges de la terre", Animal) : "entendre les craquements de ta cabane comme ceux de tes articulations".
Et puis, le propos s'envole. Doyen n'est plus un jeune poète. Il sait où il va et il aime la profondeur : le décor des livres sur les murs de la cabane forme un peu une cloison (la poésie couperait du monde), les écritures sont lumineuses, comme les feuilles (végétales) sont luminescentes ; c'est la source de la "clairvoyance" ; et la métamorphose s'effectue comme on bascule dans un autre monde :
"des couvertures et des jaquettes aux écritures lumineuses et desquelles, avec ses pleins et ses déliés avec sa queue sa larme et sa hampe avec ses empattements son épaule son fût sa panse, chaque caractère de chaque mot se fait feuille branche tige daim lièvre fleur bison louve libellule ourse : les dix mille créatures avec lesquelles tu te fondes, au seuil de langues qui t'échappent et des mémoires ainsi traversées." (page 11).
Plus loin, pages 37 et 46, je reçois le même procédé fantastique qui irradie les visuels qu'on se forge à la lecture. Encore plus loin, je repense à cet "Axolotl" de Julio Cortázar. Un bestiaire émerge dans lequel l'Homme n'est qu'un maillon et pas une finalité, car nous faisons partie du troupeau.
Il y a un peu de Ponge aussi désormais, je trouve, un ancrage dans une poésie réfléchie, une posture au monde, un regard d'homme mûr. La mort et la disparition forcent le sérieux : il s'agit, on le sait, d'écrire avant "le grand silence qui tous nous attend" ; les références historiques aussi puisqu'au hasard des voix, on se retrouve dans la cale d'un bateau négrier, ou dans un monde qui s'est arrêté au début du XXème siècle (les femmes au crucifix, les lavandières)... Spirale du temps...
Pour éviter une enfance ennuyeuse, il fallait cette cabane qui a pu libérer l'esprit et l'imagination, qui a autorisé l'écoute et la vision des autres, la conscience qu'ils sont là. Mais la cabane est un piège, elle est le lieu du passé ; le présent et le futur attendent dehors ; il faut en sortir. Pourtant, c'est d'abord le blanc qui est là, visible par les interstices et par ce bas de page sans écriture page 16. Si on ouvre cette "porte bancale fatiguée", l'éblouissement guette, il est physiologique et spirituel. C'est l'état de choc. Qu'écrire ?
C'est que notre rapport à la chair a vrillé : "des ripailles à dates fixes autour de l'animal et du végétal non pas sacrifiés mais bien plutôt bouffés engloutis et avalés sans empathie ni considération autre que les sauces l'ivresse et le ventre plein"
Le dedans-dehors est marqué par des couleurs vives, en à-plats gauches (un peu du Blaue Reiter ?) et il faut accepter de voir les saisons de succéder, la mort qui fait partie des cycles : "la surface frétillante colorée des feuilles jaunes oranges et brunes des arbres à la saison des pertes".
Un drapeau pourrait unir dans ses couleurs primaires la Vie sur terre, la future oriflamme d'une politique du vivant : "cette fenêtre rouge bleue verte jaune accrochée là en l'honneur de tous les peuples troupeaux et espèces perdus ou exterminés".
L'écriture s'est renforcée, la syntaxe-même est porteuse de sauts :
"La nuit arrive à tes yeux et s'installe aussitôt cette peur ébauchée par l'intuition désespérante que tout n'est que son rêve, un amas d'images et de propos accolés bout à bout sous tes paupières te soulève alors et te secoue" (le COD d'abord lu, devient sujet de la proposition suivante).
Il faut écrire, témoigner, se libérer, se jeter dans le vide comme on se jette dans un livre "sans regarder plus bas la densité des branches qui te recevront". Il y a une liste que je passe, car elle est culpabilisatrice, celle des composés de l'industrie chimique dont les beaux noms dissimulent mal leur nocivité.
Il reste alors les éléments essentiels, les sources que sont l'eau puis l'humus, puis du petit humus aux systèmes solaires : nous faisons partie d'un grand Tout.
Les sources littéraires aussi sont présentes, ces premières lectures :
"ta source est-elle multiple et toutes se retrouvent au creux d'un pré, au détour d'un brusque escarpement pour disparaître et rejaillir enfin, ne faisant qu'une et s'élancer grossir et couler sans entrave à la surface des sols ?"
Le narrateur "Tu" devient une ourse chamane, la solitude guette et on se demande de quelle mère on est l'enfant, guettant une trace en nous, sur nos visages ou nos gueules.
Le livre raconte un parcours de soi face au monde, du poète face à sa page, du chaos naturel face à la composition pensée, du beau à l'atroce. Elle garde trace des débats, forme feuillages et effacement, autorise les libérations et le deuil tout autant que l'acceptation d'un pardon qui vient trop tard.