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Livre
10/01/2022

François Richard

V I E - Livre I - L'Asquatation

Editeur : Le Grand Souffle
Genre : prose poétique / SF en transe
Date de sortie : 2021
Posté par : Sylvaïn Nicolino

J'aime ces moments de jonction entre deux auteurs. Dany Lafferière (L'Exil Vaut Le Voyage, 2020) et Sylvain Courtoux (L'Avant-Garde, Tête Brûlée, Pavillon Noir, 2019) parlaient d'eux à travers les autres dans une forme graphique dessinée. Aujourd'hui, le livre de François Richard me procure des sensations équivalentes à celles générées par Les Furtifs, le dernier roman d'Alain Damasio (2019).

Je vais être clair : ces livres que j'apparie ne sont pas semblables.  Il est également indéniable que leurs auteurs ne se fréquentent pas, littérairement parlant. On ne doit donc pas comprendre que je pense à une influence.

Non, ce qui me fascine, c'est que ces auteurs partent de points opposés pour aboutir à des formes proches, sans le vouloir, sans le savoir, sans l'avoir prévu. Damasio écrit une Science-Fiction politique et, pour donner corps à ses personnages, il invente une langue qui se fait poétique. François Richard part de l'autre bord de l'échiquier. Il est poète et bouleverse la langue. Et, cette fois, sa narration plus prégnante l'entraîne vers la prose poétique. Au final, à quelques mois d'écart, ces deux textes se regardent en miroirs. C'est cette semblance qui me questionne, qui dit la modernité, qui témoigne de bouleversements, de courants qui traversent nos intellectuels et amis d'esprit. Que devient l'Homme ? Qu'est-ce qui fera sens dans vingt ans ou plus ?

Je n'aime pas trop le terme de "prose poétique" : il est daté et, malheureusement, il s'est couvert d'un vernis gnangnan. Je pourrais écrire que la langue de François chante, que c'est un langage tordu-beau, qu'il caresse-déchire le français. S'il dessinait, je citerais volontiers les recherches d'Egon Schiele car on a là quelque chose d'à la fois primitif et futuriste. Que c'est expressif, expressionniste. Mais, ces termes appartiennent à l'Histoire des Arts et, à la lecture, les références et l'idée-même de classement s'effacent. Ce sont des considérations inutiles et vaines.

La vraie Science-Fiction n'est pas filmable. Ainsi, le premier volume de ce Pentateuque annoncé est à la fois racontable et difficile à expliquer à la ligne.

C'est bouleversant et émouvant.

Lui, il cite nommément Jean Giono, Highlander, Hugo Pratt, Neil Young, Robert Walser, Poe, Giacometti, les Livres dont on est le Héros, Bradbury, Kubrick, l'Avalon de la Quête du Graal et L'Odyssée. J'ajouterais bien le Enki Bilal de la Tétralogie Du Monstre ou le cycle des Eaux de Mortelune de Cothias et Adamov pour ces moments où la Mer apparaît et, pourquoi pas, les prédictions de Nostradamus...

Un groupe d'enfants et d'adolescents est là, au monde. Leurs souvenirs ne vont pas plus loin que trois ans plus tôt, avec une image floue, chacun a la sienne, celle d'un traumatisme ou celle de leur renaissance. Un vol d'oiseaux pour René-Hans. Ils vivent dans un squat à Ribardy et ils ont de jolis noms, sans être certains qu'ils soient bien les leurs. Ils ont quelque chose qu'on pourrait appeler bassement un pouvoir. Thubald et le magnétisme, Muren qui aimante, René-Hans dont le sens primordial est le  son, Sudine et le dessin, Lullia qui danse, Chriscent qui réveille les appareils de captations radio. On sait qu'ils sont orphelins, en partie télépathes ou, du moins, qu'il y a plus qu'un lien entre eux tous.

Des bribes parlent du monde d'avant : un accélérateur de particules du côté de Genève, un Rail en Ukraine. Une guerre sans doute. Mais, en vrai, on s'en fiche. Car le livre fonctionne implicitement comme un conte de l'après. Des touches régulières font état de la manière dont bien plus tard on parlera de la Geste de ces douze apôtres.

La tonalité est souvent ébahie : ces êtres neufs découvrent et se découvrent, s'effraient un peu, sont parfois tristes, mais tout ça furtivement, sans à-coups, comme s'ils glissaient dans la grâce de se voir au monde. Les emprunts aux différentes religions (sculpture, chant, danse, arbre, visions, eau, trou noir et Apocalypse, l'étoile cachée, la cérémonie funèbre...) forment des vagues, comme au premier jour. C'est un monde qui palpite, avec ses secrets et ses gourous qui ne s'assument pas. Thiam et Bérel font défection. Il reste des indices, des mots qui entrent en résonnance : "le fer oblique / le Faire oblige", "Tu es feu et air. Tu es Faire."

L'équipage se met en branle après avoir déterré un bateau, un hors-bord ou encore une péniche. Chacun voit ce qu'il veut. On apprend qu'imaginer est un terme technique de maçonnerie. Et que ce n'est pas un hasard.

Chaque page génère un rythme ; la syntaxe oscille entre médiéval et post-apo ; le vocabulaire sonne et délivre des impressions. Il faut lire avec chuchotements. Ces gens nous parlent à travers un voile : celui des années à venir, celui qui nous sépare d'une autre dimension, celui qui nous a échappé à l'adolescence, celui des rêves, peut-être tout simplement.

Une postface est offerte par l'éditeur : ce sont ses réactions à mi-lecture et avant la publication. C'est un autre regard, bien plus centré sur la poésie et ce qui se joue dans la vie des écrivains et de leurs lecteurs. C'est intime et percutant et ça dit beaucoup des Éditions du Grand Souffle. Après la beauté, il y a un combat à mener. Ce référencement est alors un coup d'épaule de plus pour faire place à ce texte.

Extrait :
Cette fois le temps n'a pas bifurqué, le soir s'est répandu vif dans le milieu d'après-midi en sa lame ombreuse, couleur jetée dans une cascade de temps abrupte et la zébrant d'aurores vespérales rapides au passage. Le temps d'un soupir dans le léger sourire triste de Sudine, le seuil d'une nuit partout autour. Sous la sous-pente, un plancher recouvert de vieux tapis, d'un immense parachute déplié et de meubles matelassés récupérés, étendait de son long le domaine des enfants du squat. Leopar et Lullia étaient affalés chacun contre un flanc du dru de la montagne Thubald assis au milieu, jamais vraiment posé. Ils avaient recâblé une antenne sur un poste téléviseur de l'après-guerre et réussi à capter une chaîne qui ne semblait pas appartenir aux réseaux nationaux, chaîne peuplée d'émissions étranges en flashs saccadés, de peu de mots. Chriscent disait que ce devait être la translation en images d'une station de radio expérimentale, que l'antenne trafiquée était devenue un bâton de foudre de transmutation synesthésique du sang Temps. Il y avait un cycle d'animation récurrent, des belles images dessinées de paysages d'été indien, de plaines et d'herbes, quelques engins futuristes aux seconds plans et les situations de discussion de personnages troublantes, à toujours faire allusion à des menaces et adversaires en creux, sans les nommer ni qu'on les voie. Parfois ils sont enfermés ou satellisés dans différents cadres, capsules, biais d'images ou noir total mais leur discussion inquiète et allusive continue tout, relie tout et génère des interprétations dans l'auditeur, la prochaine image répond chaque fois comme par résonance télémpathique, écho imminent par miroitement de blessure humaine (chevauchée) aux émaux de l'imaginaire, reréfléchie sacrée à soi. (si terrible quand le personnage Okia dit "ô. mais combien nuit furent les éclairs d'esthésis de l'humanité, de la sensibilité.
correspondance noire en griffures saisissantes sur l'espace, analogues au fil cryptogrammes liant haut l'umbrasphère Terre.")