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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
25/10/2025

Frustration

"Cela m’effraie, avec le temps (...), qu’on finisse par perdre ce côté brut" (Fabrice)

Genre : punk / post-punk
Photographies live : Gweza
Posté par : Töny Leduc-Gugnalons
Il est des valeurs indéfectibles sur scène et Frustration est clairement de celles-là. A l’occasion de leur venue à Quimper pour la célébration du dixième anniversaire du Novomax, il était bien trop tentant de s’entretenir avec le groupe dans une ambiance potache et de revenir sur plus de deux décennies de présence dans la scène post-punk française.

Obsküre : Voilà maintenant plus de vingt ans que vous êtes présents dans le paysage post-punk français - avec le succès mérité que l’on connaît – et, sans contester la qualité de vos productions, d’aucuns pourraient pointer parfois la linéarité de vos morceaux et la mise en œuvre de ce qui pourrait s’apparenter à une recette "Frustration"… Comment abordez-vous collectivement la composition d’un nouvel album ?
Pat : La plupart du temps, les morceaux partent d’une ligne de basse ou d’une ligne de synthé…
Fabrice : Quand tout fonctionne, on ne change rien à ce que l’on sait faire… Parfois il m’arrive de trouver vocalement quelques lignes mélodiques mais, contrairement à certains chanteurs / certaines chanteuses qui, de par leurs paroles, parviennent à donner une couleur aux morceaux, je n’ai pour ma part jamais un seul morceau d’avance ; je me laisse imprégner par la musique et les sentiments qu’elle m’impose… Je fais ensuite des lignes vocales en yaourt et viennent enfin les paroles qui doivent coller au pied près… En règle générale, nous sommes très lents à composer : nous ne répétons pas beaucoup, avons tous nos vies privées respectives, passons beaucoup de temps à parler de choses futiles, d’achats de disques ; nous avons en fait un côté très potache dans notre fonctionnement… Alors, attention, on a l’air d’une bande de branleurs mais les idées foisonnent lorsque nous nous retrouvons et, parfois, le plus bordélique d’entre nous, Pat pour ne pas le nommer, met le doigt sur une idée qu’il va nous falloir exploiter à fond ; comme s’il faisait une sorte d’herbier, somme de nombreuses idées, et lorsqu’on compose peu, on va y piocher ce qui va réellement donner naissance aux morceaux… Les deux derniers que nous avons composés tiennent du miracle puisqu’il ne nous a fallu que deux semaines pour les mettre en place…
On a coutume de dire que l’amour et la mort sont les deux seuls sujets viables dans le monde de l’art…  Si des chansons comme "Pale Lights" et "I can’t forget you" confirment ce postulat, quelles sont les thématiques récurrentes qui obsèdent Frustration depuis la sortie de Full Of Sorrow ?
Fabrice :
Pas d’obsessions particulières… À part deux, trois morceaux écrits par Mark, un autre morceau  par une amie, pour le reste, je sais quels sont les thèmes que les autres souhaitent que je n’aborde pas… En français, je n’écris jamais de choses qui relèvent de l’ultra-privé sur le plan sentimental, rien qui puisse donner à quelqu’un l’occasion de se reconnaître… Quand j’écris, je me pose d’emblée la question de savoir si les gars auraient pu, eux aussi, penser cela… Si, à un moment, ça bloque, je ne poursuis pas sur cette voie... Il faut ensuite que les gens qui nous écoutent puissent également s’identifier à mes paroles… Sur "Too many Questions", on s’en fout de savoir si je me pose beaucoup de questions… Je m’en pose forcément… En fait, nous pouvons parler de choses grandiloquentes mais de choses aussi très simples… "I can’t forget you", c’est juste l’histoire de quelqu’un qui ne parvient pas à faire le deuil d’une relation… "Pale Lights" parle, quant à elle, de la perspective de mourir en hôpital…  Il faut impérativement qu’il y ait une dimension universaliste à mes paroles… On s’en fout des histoires d’amour de Jerry Lee Lewis ou du chanteur de Siglo XX…
 
Pourtant, vos accointances évidentes avec le punk m’amènent à penser que Frustration, d’une façon ou d’une autre, assume discrètement – et d’une manière sans doute moins ostentatoire et plus subtile que les groupes de rock alternatif français des 80's – certaines positions socio-politiques… Comment vous situez-vous, en tant que groupe, dans une société qui semble aujourd’hui aspirer à un durcissement des régimes politiques et à davantage de religiosité ?
Fabrice : Le refus, au nom de la liberté… Je revendique tellement cette liberté qu’il me semble sincèrement important de laisser la parole aux gens dont les idées politiques ou religieuses s’avèrent pénibles, et ce afin d’en démontrer l’immonde étendue.
Pat : Il est clair que nous nous revendiquons comme un groupe de gauche sur l’échiquier politique parce que le contexte actuel nous dicte cette prise de position.
Fabrice : Oui, bien sûr… Je parlais à l’instant d’universalisme mais c’est une notion qui va de pair avec l’altruisme, et qui légitime évidemment nos prises de position à gauche…

Ce qui est étonnant, c’est que vous avez été parfois – et à tort naturellement – perçu comme un groupe de droite...
Fabrice : Cela vient du fait que pendant cinq ou six ans, nous avons joué avec certains codes chers à la culture coldwave : port de la cravate, coupe de cheveux très courte, chemise noire… ce qu’ont fait des groupes comme Marquis De Sade avant nous et je n’irai même pas jusqu’à parler des groupes de dark folk comme Death In June… En 2025 pourtant, ce n’est plus amusant de jouer avec ces codes-là… Nous nous sommes rendu compte qu’un groupe tient autant au fond qu’à la forme et, pour le coup, il ne fallait pas que la forme bouffe le fond…

D’une manière générale, on a le sentiment que le travail de production doit se faire discret et qu’il semble important dans l’identité du groupe que le rendu en live ne dénature pas les versions studio… N’êtes-vous pas tentés parfois d’avoir une approche moins directe dans la production et d’en faire davantage dans ce domaine, quitte à mener votre musique vers un ailleurs, à lui donner une direction nouvelle ?
Fabrice : C’est tout à fait juste, et d’autant plus en ce qui concerne Our Decisions, car c’est Nicus qui s’est occupé de l’enregistrement – et il tenait à ce que tout puisse  être reproduit sur scène… Le rendu peut parfois t’apparaître brut car, pour être honnête, nous ne sommes pas excellents non plus (rire). Nous aurions tous aimé avoir de temps en temps un son plus dévastateur et à la hauteur de nos prestations en live mais si tu y vois un son "papier de verre", c’est tant mieux au bout du compte, même si nous ne sommes pas toujours très satisfaits de sa rugosité… Malgré tout, cela m’effraie avec le temps de pouvoir succomber à des choses plus pompeuses et grandiloquentes et qu’on finisse par perdre ce côté brut… Mais avec les zozos qui m’accompagnent, il y a peu de chances que cela arrive !

Il y a 35-40 ans, vous auriez pu appartenir à cette veine "Frenchy But Chic" des Jeunes Gens Modernes, j’ai le sentiment qu’un projet comme le vôtre ne pouvait être que français voire parisien… Sauriez-vous définir les éléments constitutifs de votre identité qui vous rendent justement si français ?
Fabrice : Alors, "Parisien", pas du tout, je ne sais d’ailleurs même pas ce que cela peut vouloir dire… Dans les "jeunes gens modernes", beaucoup venaient de Rennes ou d’ailleurs, et pas seulement de Paris, mais soyons clairs, je prends cela comme un compliment…
Pat : Moi je trouve au contraire que l’on sonne davantage "anglais".
Fabrice : Oui, nos looks, nos attitudes, nos prises de positions politiques nous rapprochent davantage de groupes comme Warsaw, Crisis ou des groupes punk de la rue…

Chanter en français, on le sait, relève d’un exercice hautement périlleux. Pourtant un titre comme "Omerta" prouve combien cette langue sied parfaitement aux chansons de Frustration… Pourquoi ne pas y avoir recours plus souvent, d’une part, et quels sont les facteurs qui vont, à un moment, faire le choix de la langue française ?
Fabrice : On travaille justement à ce qu’il y ait davantage de morceaux en français à l’avenir… Avec cette langue, il faut éviter certains écueils relatifs au rythme… La plupart des groupes français qui l’utilisent essayent toujours de faire rentrer quatorze syllabes, là où il ne peut n'y en avoir que dix, ce qui ne manque pas de donner un rendu tout à fait ridicule… Pour ma part, j’écris toujours plus rapidement en français. L’anglais me demande tellement d’efforts que sur le dernier album, j’ai coincé sur deux ou trois morceaux et qu’il a fallu me venir en aide… En français, comme je suis un connard qui a un avis sur tout, j’ai plein de thèmes de chansons, ça ne manque pas… Par contre, les autres gardent un regard critique sur ce que je fais : Nicus m’a dernièrement vexé en me disant que l’un de mes textes – la première version de "Pale Lights" -  sonnait comme du Feu! Chatterton (rire). Mais c’est vrai que ce n’est pas si simple d’écrire en français : je ne veux pas sombrer dans la médiocrité mais je ne veux pas non plus faire des choses trop pompeuses à la "Sombres Héros de l’Amer". Quand j’entends ça, j’ai juste en vie de ré-envahir la Pologne ; c’est de Woody Allen, je tiens à le préciser avant qu’on ne vienne encore me chercher (rire). Je me suis rendu compte, par ailleurs, que ma rage, mon côté "connard vociférant" passait avec plus de force et d’aisance en français ; que l’anglais pouvait parfois être un frein à l’énergie véhiculée par la musique.

En dépit d’une unité de son et d’une cohérence sans faille, vos albums semblent toujours à la jonction de plusieurs scènes : le post-punk, la coldwave, le punk voire le rock garage… On sent que les influences sont multiples et, j’imagine, pas partagées par tous… Le groupe fonctionne-t-il sur une politique de compromis culturels et artistiques ou, l’un d’entre vous, Fabrice, pour ne pas le citer, a-t-il la main sur la direction à suivre ?
Fabrice : personne n’a la main mise sur quoi que ce soit. Nous sommes cinq forts caractères et chaque personne du quintet pense que les autres, à hauteur de 10 % environ, écoute de la merde (rire). Tout cela découle naturellement d’une "chambre" bon enfant...
Fred : Nous sommes vraiment complémentaires : ce que va faire Fabrice va coller avec ce que va faire Pat, qui va coller avec ce que je vais faire et ce que va ensuite faire Mark… C’est comme cela que ça fonctionne et Pat s’en est d’ailleurs rendu compte quand il a rejoint après coup le groupe… Il s’agit d’une véritable alchimie…
Fabrice : Il y a eu malgré tout des compromis dans l’histoire du groupe. Pour ma part, la version album de "Dying City" ne me plaisait pas complètement ; les paroles écrites par Mark sont excellentes mais je n’en ai pas aimé certains côtés, alors que certaines versions du maxi me plaisent davantage…  

Malgré votre réussite dans le milieu underground actuel, j’ai parfois le sentiment que vous auriez finalement rêvé d’éclore à une autre époque… La plupart des groupes de néo-cold, de synthwave ou de post-punk semblent, dans leur grande majorité, à leur place… En ce qui vous concerne, vous semblez tout droit sortis des dernières heures des seventies, comme si vous étiez en fait les rejetons abâtardis d’un croisement heureux entre Joy Division et Métal Urbain. Ce décalage existe-t-il et vous sentez-vous finalement nostalgiques d’une époque ?
Fred : Jusqu’ici, ça se passait hyper-bien mais si tu commences à parler de notre âge (rire)...
Fabrice : C’est sûr que la moindre formation qui sortait un 45 tours à cette époque-là le vendait à des milliers d’exemplaires ; des groupes de punk anglais vendaient 25 000 disques mais, en dehors de cela, la nostalgie est un sentiment dont je n’ai strictement rien à foutre… Quand j’ai commencé à sortir en 1982, je pensais à ceux qui avaient eu la chance d’aller au Rose Bonbon en 77-78, et maintenant, les gens à qui l’on dit qu’on a vu tel ou tel groupe sur scène, nous regardent avec la même admiration… On est toujours l’envié de quelqu’un quelle que soit l’époque… Là où notre parcours est très atypique, c’est qu’on a tous commencé à sortir de nos frontières régionales et à avoir une certaine visibilité médiatique après trente ans…

On a le sentiment que le groupe cultive et soigne une certaine image. Je n’irai pas jusqu’à dire que tout cela est réfléchi mais est-ce - dans une scène qui assume parfois un no look un peu dégueulasse et qui me laisse un peu perplexe - un  point qui retient un tant soit peu votre attention ?
Fabrice : Concernant les pochettes signées Baldo, on y prête une vraie attention, sans toutefois partir quinze jours à La Barbade pour y réfléchir. On n’a pas besoin de lire une tonne de bouquins avant de savoir ce qu’on veut réellement…
Mark : Tu rigoles ou quoi ? On s’envoie à chaque fois dix mille mails pour trancher sur des détails
au point que l’accouchement des pochettes avec Baldo est toujours pénible... On fait en sorte de produire de belles pochettes pour donner aussi envie d’acheter nos productions et ça passe inlassablement par d’éternelles discussions...
Pat (à mon attention) : Mais, tu ne parlais pas de fringues plutôt à l’origine ?
(NDLA : Une engueulade bon enfant divise alors Fabrice et le reste du groupe pendant dix bonnes minutes ; moment d’autant plus désopilant que je ne parlais effectivement pas des pochettes mais bien de fringues.)
Pat : alors puisqu’il est en fait question de fringues, on essaye de bien s’habiller mais si l’envie me venait d’arriver sur scène en slip, rien ni personne ne m’en empêcherait, et surtout pas les autres membres du groupe (rire).

Comme à mon habitude, je demande aux artistes qui ont déjà une certaine histoire et de nombreuses chansons à leur actif de n’en choisir qu’une seule parmi leur répertoire, celle qu’ils souhaiteraient voir passer à la postérité et de m’en donner la raison.
Fabrice : Pour ma part, c’est "She’s So Tired" pour sa progression, les bruits de sous-marins, les voix qui passent super bien, elle est parfaitement construite… Il y a aussi "On the Rise", j’aime bien voir les gens danser sur ce morceau...
Pat : "State Of Alert" parce qu’elle s’inscrit parfaitement dans le contexte actuel, c’est l’hymne de la révolution.
Mark : "Le Grand Soir", encore plus d’actualité.
Nicus : "Midlife Crisis" qui laisse entendre mon riff préféré ; c’est un morceau qu’on ne joue d’ailleurs plus sur scène.
Fred : Moi, ce sera sans doute le prochain.