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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
01/07/2022

Godkiller

Part II : "Mon but n’a jamais été de trouver le succès commercial ni de devenir une 'star'. Je préfère mille fois demeurer dans l’ombre et ne plaire qu’aux 'happy few'."

Genre : black metal médiéval / electro metal indus
Photographie : photo n°3 © Région Provence-Alpes-Côte d'Azur - Inventaire général
Posté par : Guillaüme Gibeau

Passées les premières démos, Godkiller publie un premier mini-CD qui marquera sa génération, baignant dans une atmosphère unique mêlant musique "médiévale" et black metal. Album qui méritera son statut de culte. Puis las du BM, il se détourne du son metal pour emprunter le chemin d’une électro indus teintée de metal et enchaîne sur deux albums empreints de mysticisme.

Retrouver la première partie

 
Obsküre : En 1996, paraît le MCD The Rebirth Of The Middle Ages. Composé de janvier à juin 1995, il s’inscrit dans la continuité de la démo The Warlord, dont il reprend un titre. C’est un concept album qui narre l’histoire de l’ordre des chevaliers noirs. Est-ce que la composition s’est faite naturellement ? Est-ce que le concept t'est apparu comme une évidence ?
Herr B : L’idée, très vite, a été de composer un concept album, en effet. J’avais une limite que le label m’avait imposée : un EP de 20 minutes maximum. Cette limite avait en même temps quelque chose de stimulant : il fallait que je construise une histoire de cette durée-là. L’idée du concept-album m’est venue entre la démo de The Warlord et le MCD. J’ai repris le morceau "Path to the unholy frozen Empire" pour l’intégrer dans une saga : celle des chevaliers noirs qui réinstaurent l’ère d’un Moyen Âge retrouvé. Au passage, j’ai raccourci les morceaux (la mode de l’époque était de composer des morceaux de dix minutes ou plus ; ce qui, avec le recul, devenait parfois franchement ennuyeux). La composition s’est faite très naturellement, dans la continuité de The Warlord, avec, par rapport à elle, une meilleure maîtrise de la structure des morceaux et un meilleur sens de la construction.

Pour la pochette du MCD, tu prends en photo le château de L'Aiguetta, à Èze, qui est alors en ruine. Cette propriété a appartenu à Alfred Tennyson puis a été transformée en château fort au tout début du XXe par l'entrepreneur Decanale et l'architecte niçois Marici. Je suppose que comme toute personne gravitant dans les musiques sombres, tu te livrais à l’exploration des ruines… Était-ce un lieu que tu fréquentais souvent ? Quelles émotions cela te procurait ?
Tu as tout retrouvé, c’est impressionnant ! En effet, ce château alors abandonné ne demeurait pas très loin de chez moi. Chaque fois que je passais devant, j’en restais assez fasciné. Toutes les ouvertures formaient des rectangles sombres, vides et mystérieux, la façade était mangée par la végétation. C’était propice à toutes les rêveries. J’ai toujours aimé les ruines et les cimetières… c’est un peu banal, mais on n’échappe pas toujours aux clichés ! Ce qui m’y plaît est le calme et la solitude, et une certaine solennité. Les plus belles ruines comme les plus beaux cimetières, je les ai trouvées en Écosse et en Cornouailles. Des endroits sublimes, à la fois sauvages et très bien entretenus. Je me souviens d’un tout petit cimetière, en Écosse, un petit pré en pente, charmant, dont la vue donnait sur un loch. À l’écart du monde et paisible. Ou encore le Drumcliffe Cemetery, en Irlande, où j’étais allé voir la tombe de Yeats. Des corbeaux volaient partout et se posaient sur les stèles.

Tu signes sur Wounded Love Records, subdivision d’Avant Garde Music. Pourquoi avoir choisi ce label ?
C’est le premier label qui a montré un intérêt sérieux pour ma musique. J’avais eu d’autres contacts auparavant, notamment avec un label norvégien (Head Not Found), mais rien ne s’était concrétisé. Wounded Love était très enthousiaste et a tout de suite voulu signer pour trois disques : un EP et deux albums. Tout s’est fait naturellement.

Beaucoup évoquent le tape trading et les zines comme support de diffusion et de promotion, mais on oublie souvent le rôle des compilations k7 ou CD offertes avec les magazines - des plus spécialisés aux plus généralistes. Ainsi Godkiller est présent en 1996 sur des compils comme Morbid Tunes Of The Black Angels Part 3, la particularité des tapes de Lord Puke étant d'être accompagnées d'un livret A5, illustré par David Thierrée, une page étant consacrée à chaque groupe avec bio et contact. Tu apparais également dans des samplers de magazines comme Hard Force Hors-série spécial musique extrême (1997) ou encore dans Metallian (Metal Explosion 8 et 17). Comment ça se passait pour la promo à l'époque ? Qu'est-ce que ça t'a apporté en termes de contact et de visibilité ?
Tu es vraiment très bien renseigné. Et puis tu me replonges dans un passé que j’avais un peu occulté, non pas volontairement, mais parce que beaucoup de temps a passé et que j’ai fait pas mal d’autres choses depuis cette période-là. En effet, la source principale de diffusion des projets était le tape trading. C’est tout une époque. Et puis ces petits fanzines en noir et blanc, imprimés et photocopiés. Dans un second temps, il est vrai, pour les groupes qui commençaient à avoir un peu de "succès", il y a eu des apparitions sur les k7 et CD qui accompagnaient certains magazines. Pour la promo, ce fut d’abord le tape trading, donc. Je me souviens avoir diffusé plus de cinq cents cassettes de The Warlord, ce qui, en y repensant, est quand même pas mal. Et ce uniquement grâce au bouche-à-oreille, aux petits fanzines, aux contacts avec d’autres groupes partout dans le monde. Aujourd’hui, ça doit sembler étonnant de parvenir à se faire une petite réputation par ces moyens dérisoires ; on est loin des réseaux sociaux ! Pourtant, au risque de paraître pour un vieux con passéiste, on construisait quand même une réputation plus solide et authentique de cette manière, qu’en la mesurant au nombre de clics sur une page d’un quelconque réseau social.
Une fois que le MCD est sorti, Wounded Love s’est très bien occupé de la promo. J’ai obtenu des interviews avec des radios un peu partout en Europe, il y a eu pas mal de chroniques dans les magazines, lesquels ajoutaient parfois un morceau sur une compilation accompagnant le numéro, comme tu l’as mentionné.
Pour répondre à ta dernière question : qu’est-ce que ça m’a apporté en termes de contact et de visibilité ? C’est difficile à estimer. J’ai sans doute vendu un peu plus de disques, obtenu des chroniques et interviews supplémentaires, davantage de personnes se sont intéressées à Godkiller. Si ce sont des médias sérieux et intègres, ça n’apporte que de bonnes choses, et c’est une forme de reconnaissance appréciable. Le risque est de franchir le pas avec les médias plus commerciaux qui, généralement, ne s’intéressent à toi que pour faire le "buzz", comme on dit aujourd’hui. Mon but n’a jamais été de trouver le succès commercial ni de devenir une "star". Je préfère mille fois demeurer dans l’ombre et ne plaire qu’aux "happy few", comme dirait Stendhal.

En 1998, fatigué par les clichés du black metal, le premier album marque un tournant assez radical. On s'éloigne du style du MCD pour adopter une approche electro metal mêlant inspirations goth et indus. Le changement a été assez brutal. Quelle a été la réception de l’album ?
J’ai toujours pratiqué la musique pour moi avant tout. Ça peut paraître égoïste ; c’est toutefois la seule façon, pour un artiste, d’exprimer ce qu’il a dans le ventre, dans la tête ou le cœur – comme on voudra. Je n’ai jamais voulu me retrouver otage d’un style ou des attentes d’un public. Finir par exemple comme Rammstein (c’est eux qui me viennent en tête, mais il y en a des tas d’autres) et répéter jusqu’à la nausée une formule, c’est exactement ce que je n’ai jamais voulu faire. Car il n’y a rien de pire pour tuer la créativité. Je veux laisser aller ma personnalité là où elle m’emmène. C’est aussi un gage de sincérité et d’authenticité. J’aurais pu faire des Rebirth Of The Middle Ages n° 2, n°3, et ainsi de suite, mais… à quoi bon ? Pour m’auto-parodier et servir quelque chose de tout prêt que je n’éprouvais plus ? Non. Je dois être trop honnête pour ça. Je reçois régulièrement des e-mails de personnes qui me demandent de refaire du black metal médiéval. Cela m’est parfaitement impossible aujourd’hui. Je ne saurais même plus comment faire, ou alors je devrais singer ce que je faisais il y a plus de vingt-cinq ans. Non. Impossible.
Il faut dire aussi que déjà, en 1998, le black metal était devenu la caricature de lui-même. La réception de l’album a été partagée. Il y a eu les déçus, qui, pour quelques-uns, ont même vu là une démarche commerciale (!) ; il y a eu les ouverts d’esprit, qui ont compris mon cheminement et m’ont suivi ; et puis il y a eu les nouveaux fans. Pour une amie proche, The End Of The World est le meilleur Godkiller. Pour moi, c’est Deliverance. Alors, en conclusion, il est bien difficile de satisfaire tout le monde.

D’ailleurs, les paroles sont plus personnelles et plus matures sur cet album. As-tu senti le besoin d’évoluer au niveau des thématiques ?
Oui, j’ai souhaité écrire des paroles plus introspectives, plus personnelles, rejoignant ce que j’aimais chez des paroliers comme Robert Smith, Morrissey, Adrian Borland (The Sound), ou des poètes, Baudelaire en tête. Je suis loin de la qualité de leurs écrits, mais c’est cet esprit que je voulais retrouver. Et puis, c’est réellement ce qui traverse ma tête à peu près quotidiennement. Cette réflexion, ou disons cette angoisse métaphysique, existentielle, occupe une bonne part de mes pensées au quotidien. C’est ainsi que je suis fait, je n’y peux rien. Alors autant coucher cela sur le papier.

Tu utilises pour le livret deux peintures du peintre Francisco de Zurbarán caractérisées par leur style austère et sombre, peut-on y voir une marque de fascination pour la spiritualité et les mystiques ?
Absolument. Tendance qui s’est affirmée sur Deliverance avec cette appétence pour l’Ancien Testament, puis dans A Prayer For The Worst. Au passage, je note que j’ai une attirance pour ces peintres qui ont utilisé le clair-obscur de façon marquée. Le Caravage en est le plus illustre, mais on trouve aussi l’utilisation de cette technique chez José de Ribera, Zurbarán ou Goya parfois… des peintres que j’apprécie particulièrement.

En 2000, sort Deliverance, qui marque un pas de plus vers un virage electro. Les textes sont uniquement composés de textes issus de l’Ancien Testament. Comment est venue l'idée de ce concept ?
L’idée de base était de prendre le contre-pied de ce que j’avais fait par le passé (et de ce qui se faisait dans le metal en général) : comment un ancien "sataniste" pouvait-il chanter la Bible ? D’où aussi la couleur blanche de la pochette, bien que contrebalancée par le sang qui se déverse dans le lavabo. Il y avait beaucoup d’ironie dans cette démarche. Et je remarque au passage que c’est la même forme d’ironie que j’ai utilisé dans A Prayer For The Worst. Ça me fait un peu penser à cette pochette de Throbbing Gristle, celle de l’album 20 Jazz Funk Greats – déjà, le titre est ironique, puisqu’il s’agit de musique industrielle – où l’on voit quatre jeunes personnes (les membres du groupe) souriantes, bien sous tous rapports, dans un joli décor bucolique, près d’une falaise au bord de la mer ; sauf que cette falaise – Beachy Head, dans le sud de l’Angleterre – est connue pour les gens qui s’y jettent et mettent fin à leurs jours…
Cette démarche dans Deliverance était aussi ironique vis-à-vis du christianisme : je n’y chante que les passages les plus sombres et les plus pessimistes de la Bible, ce qui va à l’encontre du message optimiste que voudrait diffuser aujourd’hui cette religion. Le christianisme a été parfois une religion très dure, intransigeante, pessimiste, nihiliste par moments, et, de façon paradoxale, profondément inhumaine.
 
Tu mets en exergue à travers ces textes des interrogations telles que : comment garder la foi dans un tel monde, comment croire alors que l’on souffre… c’est tellement d'actualité ! La pochette représente un évier plein de sang, avec Deliverance comme titre. On sent que, pour toi, la foi n’est pas suffisante…
J’ai été élevé dans la foi catholique par ma mère (mon père est athée). Rien de rigoriste ni de fondamentaliste, j’ai simplement grandi dans la croyance en Dieu, en Jésus-Christ, en sa crucifixion, sa résurrection, etc. Toutefois – revers de la médaille –, c’est précisément cette croyance qui, très tôt, m’a fait m’intéresser au Diable. Je me souviens d’ailleurs d’un Dictionnaire Du Diable que mes parents m’avaient offert à Noël (cela démontre leur ouverture d’esprit). C’est un ouvrage de Roland Villeneuve que je possède toujours. À l’adolescence – cet âge de la révolte aveugle –, j’ai rejeté tout l’enseignement chrétien de façon très brutale. J’ai fait une lecture sans nuances de Nietzsche et tout cela m’a conduit au satanisme des débuts de Godkiller. Mon rapport à la foi a ensuite évolué. Il me faut préciser que, passée l’enfance, je n’ai plus jamais cru en Dieu. Je suis indéracinablement athée. Cependant, cela ne m’empêche pas de m’intéresser au phénomène de la foi et à la spiritualité.  Je dirais même que la spiritualité m’attire d’autant plus que j’en suis totalement étranger.
C’est, en vieillissant, un thème qui me passionne de plus en plus. Il est assez fascinant d’étudier ce que la foi a fait dire, a fait faire, combien certains hommes, certaines femmes se sont perdu(e)s dans la foi jusqu’à la folie, jusqu’à la mort (il faut lire, à ce sujet, les Relations de la Mort de quelques Religieux de l'Abbaye de la Trappe de l’abbé de Rancé). Il y a au fond de la foi chrétienne une grande détresse, une profonde souffrance. C’en est à la fois la racine et la raison d’être. C’est par ce biais que je suis retourné vers le christianisme – retour intellectuel s’entend – et cet aspect que j’ai essayé de transmettre dans Deliverance. Les textes choisis pour former les paroles expriment uniquement la douleur, celle d’être né (on retrouve Cioran), celle de vivre, celle de souffrir sans but ni raison, etc. Il y a des phrases terribles dans la Bible, plus terribles que tout ce qu’a pu écrire à sa suite Dante, Shakespeare, Pascal, Schopenhauer, Nietzsche, Cioran. Il y a des anathèmes terrifiants qui sont lancés contre l’espèce humaine. C’est cet aspect-là qui me fascine et à la fois me rebute. J’entretiens un rapport de fascination/répulsion avec le christianisme.

Après Deliverance, le projet entre en sommeil mais en apparence seulement, car, las des bootlegs et des prix démentiels, tu proposes en téléchargement tes deux démos. De plus, on assiste à des rééditions de ces démos dans un coffret de luxe et du MCD mais aussi de merch. D’autres rééditions sont-elles prévues ?
Le téléchargement gratuit des démos a en effet été provoqué par la sortie de bootlegs de mauvaise qualité. Puis, devant la demande régulière qui m’était adressée par des labels et autres petites structures, il m’a semblé que le temps était venu de ressortir officiellement les œuvres du passé. Peaceville a commencé par rééditer le MCD en vinyle et en CD. Depuis lors, j’ai signé un contrat avec Debemur Morti Productions pour rééditer les deux démos en version vinyle et CD, sortie prévue normalement pour la seconde moitié de 2022. Le gars de Debemur Morti Productions, Phil, m’a convaincu de le faire. Son label reste un label à taille humaine, c’est un passionné, il sait faire les choses bien.