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Livre
03/05/2025

Grégory Salle

Public Enemy – It Takes A Nation Of Millions To Hold us Back

Editeur : Discogonie / Densité
Genre : récit et analyse d'un disque culte
Date de publication : 2025/03/07
Note : 90%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Quel plaisir que cette collection Discogonie ! Public Enemy, j'avais connu au temps de mon adolescence ; le disque étant sorti en 1988, j'avais alors la quinzaine, je connaissais Slayer, bien sûr (samplé sur "She watch Channel Zero") et le label Def Jam Recordings, ainsi que les prémisses du rap français ou américain (Run DMC) car je vivais dans un environnement "cité" et tout ce qui montrait des immeubles, de la rage, ça nous parlait autant que les usines désaffectées de la cold wave.

Cependant, Public Enemy, je ne l'ai appréhendé que par sa musique, son flow, l'allure des gus (oui : la pendule collier de Flavor Flav) et l'aspect militaire de la Security of the First World. On avait alors les soldates Amazones de Mouammar Kadhafi, les premiers films de Spike Lee (Nola Darling n'en fait qu'à sa Tête, et surtout Do The Right Thing, sorti en 1989) et des célébrités comme Mike Tyson (champions du monde de boxe en 1987) ou ce brave Mister T (l'Agence Tous Risques). Bob Marley était de l'histoire ancienne. Dans notre banlieue périphérique, les notions d'Africanité ou de Négritude ne nous avaient pas encore touchés, mais on était mûrs, galvanisés par les ambiances Touche Pas À Mon Pote et les métissages du rock alternatif.

Le rap, lui, on ne le voyait encore que par son pendant hip-hop : les graffs, la danse, les fringues. La Zulu Nation... Public Enemy amenait un son urbain, une colère, un aspect politique. Je ne maîtrisais pas les paroles.

La force de ce livre, plutôt gros pour la collection (rien à voir avec le volume Pornography disséqué et lu le temps de deux écoutes successives), est de me donner toutes les clés que j'ai survolées ou carrément loupées.

Grégory Salle est chercheur en sciences sociales, et aussi érudit en musiques. Le lire est un plaisir. Il a choisi un disque qui lui plaît et qui a plu, reconnu comme un modèle à l'époque, puis dans les décennies qui suivent, quand bien même on comprend que l'aura de Public Enemy est désormais historique, c'est-à-dire oubliée pour les jeunes générations (qui vont tout de même connaître le nom de Johnny, Téléphone, Queen ou encore Michael Jackson).

Avec Public Enemy, on découvrait une notion plus étonnante que celle de groupe : le collectif, le posse, le gang, le crew. Un regroupement de personnalités visibles ou pas, inspiré à la fois du Black Panther Party et des équipes de football américain. Une formule de David Dufresne : "Pas un simple groupe. Encore moins un groupe simple."
Le livre fait la part des choses entre rock et rap, deux citadelles qui se font face, tantôt dans le respect, tantôt dans la défiance. Les citations sont précises, le texte complet est très bien documenté, donnant les points de vue des uns et des autres aux moments les plus opportuns.

Public Enemy venaient de la classe moyenne, parlaient des pauvres noirs, et ce sont aussi des blancs de la classe moyenne qui les ont portés au sommet : un brouillage des frontières américaines entre classes et races. Le Bomb Squad (pas encore nommé lors de la sortie de ce disque) agglomérait les compétences d'un Flavor Flav né en 1959 et de Johnny Rosado, le DJ effacé, né en 1970 ! L'instabilité et la complémentarité des duos internes créait force et puissance. Le livre redonne place aux producteurs, revient sur les performances (jusqu'à soixante-dix pistes cumulées, un nombre de samples jamais totalement éclairci, des techniques nouvelles en studio...).

La voix et le flow de Chuck D convoquent en chacun de nous des fantasmes, des délires, il donne peau à nos frustrations. On comprend cette historique métaphore du café (plus tard reprise par Die Antwoord, autre projet inclassable), on apprend les essais multiples en studio, les jeux de mots et les références incessantes qui font de ces textes des sortes de bribes de palimpsestes, tout comme la musique prenait et faisait sens dans le choix des morceaux pillés. Un chaos d'où naît une vision.

Les interludes sont analysés sous trois angles, la misogynie de l'époque et la pauvreté politique paradoxale sont enfin dévoilées et expliquées. Face à ces gars en partie dépassés par leur création musicale mais aussi par l'alchimie et l'iconisation rapide dont ils furent l'objet, le livre donne des pistes : Chuck D mis sur écoute, la problématique absconse sur les droits d'auteur, la lutte contre la toxicomanie et l'alcoolisme, les paternités de techniques impossibles à démêler...

Public Enemy a été un fer de lance et ce deuxième disque, bigarré, complet, dense, un chef d'œuvre autant qu'un accident, marque une transition : un point culminant pour l'afrocentrisme, à la fois la fin des mouvements les plus militants (Nation Of Islam) qui avaient voix au chapitre, et le départ d'un hédonisme politique plus assagi, plus intégré. 

En devenant une référence pour le monde entier, Public Enemy gommait sans le vouloir la partie la plus radicale d'un racisme pourtant toujours virulent.

"à l'image du groupe lui-même, un patchwork sans égal, mais aussi un nœud de tensions, de contradictions, de paradoxes, depuis ses conditions de création jusqu'à sa postérité. Une œuvre entre discipline et laisser-aller, musique et bruit, sérieux et humour, rock et non-rock, communautarisme et universalisme, dénonciation et divertissement, empowerment et entertainment."

Et, sur le plan musical, on regrette que ce foutoir partie intégrante d'une époque libre, n'ait pas donné davantage de corps à la suite de l'histoire populaire du rap. Dans l'ombre, l'underground prolongeait la chose (Saul Williams par exemple).

Détail éditeur
  • ISBN 9782919296569
  • 176 pages