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Livre
20/10/2021

Jean Lorrain

La Jonque Dorée

Éditeur : Éditions du 26 octobre
Genre : conte exotique
Date de sortie : 2021/09/16
Note : 85%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

En 1886, Jean Lorrain est avant tout un poète. Il vient de finir deux romans, Les Lépillier et Très Russe, et il se met à peine aux nouvelles qui feront une grande partie de sa réputation. Cette fin de siècle est sujette à des bouleversements importants. Le romantisme florissant se voit concurrencer par le réalisme puis le naturalisme, le fantastique se fait de plus en plus noir et laissera place aux divers romans policiers. Le symbolisme hisse la peinture et la poésie à des sommets nouveaux. Comme d'autres, Jean Lorrain s'inspire d'un Empire colonial aux légendes vivaces. Gérard de Nerval fait impression avec son Voyage en Orient (en fait le Moyen-Orient, Grèce, Egypte, Liban puis Constantinople) publié en 1851 ; Londres succombe à l'opérette The Mikado à partir de 1885 qui cumulera pas loin de sept-cent représentations.

La Jonque Dorée se présente comme un joli conte sympathique où les noms sonnent. La reine Ti-so-la-é (Aurore des yeux) se languit de sa sœur Li-la-lu-lu (Neige suave aux lèvres), retenue captive et mariée malgré elle dans le royaume du roi noir Ti-la-soûm. Un projet est progressivement monté pour tenter de récupérer l'infortunée, puisque la politique des mâles se satisfait d'une paix fragile qui repose sur cette prise d'otage déguisée. Fort logiquement, la quête achoppera au dernier tableau de ce récit.

La teneur émotionnelle est avant tout marquée par un goût de la belle langue et des fioritures déployées : "Ti-so-la-é est triste. Elle a quitté sa robe d'apparat de lourd satin vert d'eau ramagé d'écarlate ; sa tunique est bleu sombre à manches d'hyacinthe. Elle n'a plus ses grappes de rubis : ses cheveux couleur d'encre sont percés d'un trait d'or ainsi qu'un cœur malade et, dans l'éclat empourpré des pivoines de Chine et des étoiles rouges des poiriers du Japon, elle a l'air, la reine Ti-so-la-é, dans sa robe bleuâtre, d'une heure de la nuit égarée dans l'aurore. Comme un grand oiseau blanc, son éventail de nacre bat de l'aile, voltige et jase avec le vent… La Reine, elle, se tait ; elle songe (...)"

Dans ces lignes résident tout à la fois la grâce ampoulée des recherches lexicales d'un Huysmans (À Rebours est sorti en 1884) et la sécheresse vertigineuse qu'on trouvera chez un autre défenseur des belles lettres, Jean Anouilh (on peut ainsi sentir un écho de ce final dans le prologue du Antigone de 1944).

Les échanges sont des parties d'échecs où des vies se jouent, les rapports de pouvoir son réduits à leurs expressions les plus pures : des positions de dominé et dominante, des silences et des sourires. Les souvenirs s'ajoutent aux illusions d'une vie meilleure. Brusquement, une comptine de conteuse taquine le lecteur : c'est le message codé qui permettra peut-être de sauver l'alter-ego… Rien n'est vrai, le factice l'emporte dans ce décor pour un vase orientaliste. Les parfums sont trop lourds et le réel finira par achever les rêves naïfs.

Pourtant, derrière cette fin macabre, n'est-ce pas la prestance de cette reine libérée qui s'est jouée ? La prisonnière, n'était-ce pas plutôt elle, enfermée dans un palais où tout se sait ? L'épreuve qu'elle se choisit pour sauver une sœur lointaine, n'est-ce pas avant tout pour elle-même qu'elle s'organise ? Chez Jean Lorrain, la réalité est à plusieurs niveaux et on se berce des illusions d'une fausse nouvelle chamarrée, étonnante dans sa forme, moins légère qu'il n'y paraît de prime abord puisqu'elle pose la question de l'identité, de ce qu'on cache et de la manière dont la société nous accorde une place. Des questions essentielles pour cet écrivain.

Les connaisseurs de Lorrain regretteront le manque d'humour et de noirceur qui siéront bien mieux à cet écrivain fin-de-siècle, injustement mis de côté.

Les Éditions du 26 octobre sont une jeune maison. Arnaud Meyrac souhaite redonner visibilité aux œuvres et écrivains rares, ainsi qu'à des textes oubliés de grands écrivains. Ainsi, il pointe le XIXème siècle, les décadents, les naturalistes, les Petits romantiques et le merveilleux-scientifique. Le 26 octobre fait référence à l'automne (bienvenue à Collection d'Arnell~Andréa !) et à la mort de l'écrivain symboliste Charles van Leberghe...

Détails
  • JEAN LORRAIN
  • La Jonque Dorée
  • 64 pages
  • 14 €