Et voici le nouveau livre de Jérôme Bertin, aka GG. C'est important ce surnom car dans le bouquin un personnage secondaire est affublé de la même appellation. De là un effet de réel sur cette fausse autobiographie, comme si Jérôme racontait la vie d'une connaissance.
Une vie donc, avec l'enfance et la mort qui vient toujours un peu trop vite. Une vie rapide, en accéléré, avec une seule passion : le vélo. Passion inconfortable, incomprise puisque le coureur n'est pas bon. On avait vécu cette situation dans le roman graphique Roller Girl de Victoria Jamieson : l'héroïne Astrid ne remportait pas de championnat, n'était pas non plus une bonne amie. C'était troublant cet aspect d'anti-héros, de personnage ordinaire. Hors des pistes.
Quand on ne gagne pas, il reste le fait de s'arracher à la vie, de dépasser ses limites, de voir du paysage comme on ausculte son paysage intérieur. Ce Denis Bolet n'est bon que dans la montée, car son grand-père, pépé Fernand, lui a donné son truc : un équilibre lié à la force des bras. Mais, paradoxalement, ce n'est pas un livre sur le cyclisme. Denis aurait pu aimer la natation, la pêche, les fléchettes. Une activité connue, mais décalée, légèrement marginale, hors de la saison du Tour de France. Miossec avait fait une chanson sur ces forçats de la route ("Le Critérium"). Ce qui compte, c'est la place au monde, ce qu'on se prouve, la respiration qu'on se donne, le regard des autres.
Et, comme dans les livres précédents de Bertin, ils sont terribles ces autres.
La plongée est brutale dans les années 1980 populaires de Grouillon, un coin pas trop loin de Limoges. Bizarrement, de mon enfance en terres picardes, je garde les mêmes souvenirs un peu crasseux. Je pensais à tort que c'était mon coin perdu qui suintait cet esprit mordant, où l'acidité des propos se catalysait avec la boue des pensées. Je dois réviser mon jugement et admettre que cette "France profonde" (titre utilisé par des illustres compilations de groupes punk français) miasmait sur tout le territoire.
Vic de La Boum côtoie le Stallone de Over The Top ("un pur chef d'œuvre") et Jean-Paul Belmondo ; on mange encore de la cervelle, du cervelas, de la langue de veau, sans se poser de questions ; on est misogyne, raciste, antisémite, homophobe, sans complexe et sans s'en vanter ; on préfère avoir le permis plus que le bac ; on a peur de rejoindre les golios et les CPPN ; on cherche à perdre son pucelage ; et on se retrouve finalement en couple ; une époque où on était vieux à soixante ans.
Il y a du Edouard Louis chez Bertin, mais vu de l'autre côté. L'intello dans Vie & Mort d'Un Cycliste Amateur, c'est ce frère aîné qui a des livres, qui finit par (en) mourir sur une citation adroite de Noir Désir. C'est mal venu de ne pas être comme tout le monde.
Et puis les années passent, Pantani remplace Bernard Hinault et Laurent Fignon. Le fric devient nécessaire pour frimer, comme le fait ce couple miroir, Sonia et Marc.
La fin ouverte est annoncée dès le titre, mais cette mort en est-elle vraiment une ? Est-ce une renonciation ? Une acceptation ?
On sort essoufflé, scié.
La manière de Jérôme est étonnante. Ouvrez une page au hasard et ne lisez que quinze lignes. C'est banal, limite mal fichu, peut-être même vulgaire.
Lisez depuis le début : c'est une course marquée en trois étapes. Impossible de fermer ou de poser le livre. On est embarqué dans ce peloton de portraits et d'actions. On est tiré, aspiré.
Il y a une beauté à cette oralité populaire, Louis-Ferdinand Céline l'avait montré avec son écriture faussement réelle, comme Jehan Rictus (réédité par Au Diable Vauvert). Ça coule de source et les jeux de mots viennent naturellement. Je résiste à l'envie de tous les sortir, car je les note tous. Faisons à moitié les choses : il est question de gens véreux, d'ampoule vissée, de couleurs de T-shirt, de majeurs levés, de la morsure d'un condamné.
De cette misère, et de la tristesse résignée qui en découle, naît une beauté certaine. Les accumulations de courts vers qui décrochent la phrase, les quelques / et ; venant ponctuer, scander, marquer les étapes de la pensée sont autant de fausses pauses, de goulées d'air. Il y a de l'amour pour ces petites gens, autorisées à rêver, mais pas trop fort, incapables de saisir à pleines mains leur bonheur, comme ils saisissent les seins de leur compagne. Maladroitement, sans communier, isolés. En sachant que même ça, ils le perdront fatalement.
Sans forfanterie, on saisit avec ce truchement du personnage inventé, la difficulté à être cet autre dans un tel univers. On placera ce livre avec celui de Manu Larcenet, L'Artiste De La Famille. Tous deux ont dû batailler avant de trouver des frères d'âmes, avant de croire en ce qu'ils faisaient.
Merci Jérôme : tu as réussis à dépasser les esquisses et tu as rendu vivant ton Denis Bollet.