Un groupe reste un groupe tant que des hommes s’entendent autour d’un projet, formulent union et font cause commune. Mais Katatonia n’est plus le même groupe depuis le départ du cofondateur Anders Nyström, officialisé quelques jours avant l’annonce, cette année, de la parution du cru studio 2025. Ce timing ne saurait être le fruit du hasard, et la teneur de Nightmares As Extensions Of The Waking State nous surprend d’autant moins : le virage de Katatonia vers des tournures de forme plus sophistiquées et, dirons certain(e)s, progressives, est affaire entendue depuis une dizaine d’années. 2016 exactement, avec The Fall Of Hearts. Et le chanteur et cofondateur Jonas Renkse, clairement, y est pour quelque chose.
Le désinvestissement de Nyström, pour regrettable qu’il soit, n’est qu’affaire commune. Les histoires humaines regorgent de désunions. En l’occurrence, le décharnement de cette communauté de vision et d’envies n’est pas une surprise, une peau de chagrin n’est pas un état soudain. Dans la teneur des récents albums, dans la manière dont le groupe s’affichait live (l’absence de quelqu’un, un signe), pointait la fin de quelque chose.
Sortir le mouchoir fait partie du manège émotionnel. Le ranger dans la poche est le geste par lequel l’après commence, pour l’auditoire comme pour les acteurs. Chacun(e) prendra le temps, le deuil n’est pas un processus uniforme. Mais si nous rangeons le mouchoir et essayons d’écouter cette musique pour ce qu’elle est, que nous dit-elle aujourd’hui ? Que l’aventure continue. Que Katatonia reste une manière de sentir la musique, de la formuler. La vibration a une esthétique, et cette musique la conserve.
Cette musique nous dit aussi que Katatonia reste un groupe, quand bien même ses guitares soient tenues par une toute nouvelle paire, issue du sérail de Renkse : Nico Elgstrand (Entombed, Entombed AD) et le plus jeune Sebastian Svalland (Lindemann). Car le six-cordiste Roger Öjersson lui non plus – avec lequel avaient pu poindre des petites différences au fil du temps, sans parler d’un autre problème pour lui : une fragilisation physique (au dos) – ne fait plus partie de l’équipage. Katatonia "reste un groupe", disions-nous ? C’est peut-être mieux que ça pour lui, en définitive : c'est peut-être le redevenir.
Renkse, cinquante ans passés, tient la barre parce qu’il veut continuer à la tenir, mais aussi parce qu’il a mis beaucoup de lui-même dans les derniers disques. Il a pour lui une opiniâtreté et face à lui, aujourd’hui, des gens aptes à une manœuvre de continuité. Il n’y a donc plus maldonne en interne sur ce que Katatonia devient, et la seule susceptible d’exister se trouve désormais à l’extérieur du groupe : elle tient à cette ligne de démarcation qui a pu se dessiner, naturellement, entre les préférences d’une partie de l’auditoire pour le fond de catalogue ante-2016 et l’ouverture de l’autre aux écritures plus sophistiquées survenues entretemps.
Au bilan, et au regard de la dernière décennie, rien ne change tant que ça avec ce très, très correct – pour ne pas dire plus – Nightmares As Extensions Of The Waking State : Katatonia, concrètement, poursuit son histoire avec cohérence et dans la ligne de ses dix dernières années. Les guitares, jouées par d’autres, sont d’une typologie jumelle à celles des précédents travaux ; ce qui tend à dire la clarté d’une direction artistique, en même temps que la clairvoyance des recrues.
Nico Elgstrand et Sebastian Svalland font un beau travail, inscrit à la fois dans l’épaisseur, la précision et la sensibilité : un ciselage, qui s’est visiblement donné vocation à "rejoindre l’esprit". Comment, alors, ne pas reconnaître la marque Katatonia dans les dynamiques déprimées et de douce luminosité d’un "Liquid Eyes", dans les fluctuations énergétiques de "Warden", dans les glissements introspectifs du son ("The Light which I bleed", ou "Efter Solen", beau titre aux reflets synthétiques, chanté en suédois) ? Les voix de Renkse touchent toujours, elles ne changent pas d’une certaine manière. Mais belles, elles forment immuable point d’arrimage à toute l’histoire, quand par ailleurs le groupe renouvelle ses ambitions climatiques et un son aux inclinations intimistes. Le style se repense à la marge, aussi : de manière orchestrale par exemple avec "Wind of no Change" (et un "Hail Satan" qui fera jaser), un titre auquel vous accorderez une charge symbolique aléatoire, en fonction de ce qui anime votre relation à Katatonia depuis une dizaine d’années.