Chickadee est une errante, elle vient d'Amérique, se retrouve à Paris. Elle fait jeune, mais a trente-huit ans ; une vie derrière la suivante devant elle ; elle est belle. Hermès a un œil abimé mais observe les gens, il agit en décalage, ne porte pas ses quarante-deux ans. Il écrit sous l'influence de Saint-John Perse. Décalé, vous a-t-on annoncé...
Tous deux sont guettés par un destin sensible, romantique et punk : c'est-à-dire entier et violent, hors des cadres et poétique, universaliste et pourtant terriblement singulier.
Il n'y a qu'à eux que ça pouvait arriver.
La Lune se marre et les plaint, spasmodiquement.
Tous deux se croisent et se reconnaissent. Ils s'unissent, comme reliés par le destin. Cependant, la qualité d'écriture du duo La Brisa Day Roché (traduite par Sophie Couronne) et Merle Leonce Bone interdit l'immersion narrative habituelle. Des poèmes ou chansons coupent le récit, l'irriguent et le mettent en pause. Un regard sérieux sur les personnages et le fil de leurs vies, l'annonce régulière des actions à venir dans un texte majoritairement au présent d'énonciation, ainsi que les mises au point font de ce texte une expérience. On a le film et ses commentaires. Chickadee et Hermès se battent pour exister, dans le livre comme dans la vie.
Ils ne maîtrisent pas tout. Loin de là : l'un perd son paquet, l'autre ne le retrouve pas. Lorsque l'une s'écroule ivre d'avoir bu trop de Petibulle et que l'autre tombe assommé faute d'une glissade sur une minuscule fleur de lavande, un fluide s'échappe de leurs corps et s'aimante pour les guider à leur réveil à de grandes retrouvailles grandioses.
"Dans cette course folle, cette coulée sans cesse grossissante telle une lave phosphorescente, chaque morceau de nimbe, chaque part de soi amplifiée, émanation, illumine sur son passage d'un feu intérieur magnétique toute vie, minérale, animale, végétale et endormie ancestrale, les rats oui, les blattes, les mulots, les chauves-souris débonnaires mais aussi les poissons monstres aveugles centenaires, les gastéropodes siégeant tout au fond, les morceaux de quartz, les fantômes encastrés fossiles dans les parois mortes et les ossuaires par milliers, ce n'est plus un charnier c'est une guirlande de phosphène rythmée tous les deux mètres par des lampions de petits corps réactivés pour l'occasion." (page 89)
Dans ce reportage-rêve-dessin animé, Chickadee et Hermès saisissent la vie comme elle vient, l'ami Vince qui a besoin de se confier, le groupe Big Thief qui surgit. Des paroles qui déboulent et rythment les pas, la course ou la déambulation. Ils sont tour à tour Pieds Nickelés ou Roi et Reine, peut-être comme ce Philippe de France au destin tranché net par une défense.
Les auteurs font de même, convertissant parfois l'histoire en jeu de pistes, au fur et à mesure que les personnages arpentent telle rue, tel quartier. De nuit, il faut laisser trace contre la gentrification. Oser encore se promener au gré du vent. Faire des rencontres. On a ainsi un passage surprenant né de la statue de Dalida.
Le climat est celui d'un art atemporel ou peut-être tellement passé qu'il sera toujours celui de demain, Nick Cave, Jean Eustache, Enki Bilal, JC Menu, Harold Lloyd, Pierre Clémenti, Jeffrey Lee Pierce, John Giorno, Paul Verhoeven ou Nikki Sudden. Tout est affaire de poésie et de présence au monde. De résurgence comme si chacun d'eux portait en lui une autre histoire que la sienne, celle des déclassés, des désespérés, des bons-vivants à qui il faut toujours réapprendre à vivre.
Des anges-gardiens veillent. Ou bien le Fatum. Ou bien les auteurs qui les aiment finalement bien ces presque cinquantenaires dont la vie s'épuise et se répand, s'attachant au matériel des étreintes et des corps sublimés alors que leur esprit souhaite aller toujours plus haut sans avoir la possibilité de construire. Elle peut chanter, il peut écrire, mais peuvent-ils partager et construire à deux ?
La chanson le dit :
"My love's too big for me and you.
Il swallows towns, licks roads in two." (page 122)
La vie devient un conte, épuisant à vivre, à courir, sauter, danser, conduire, s'endormir et se réveiller dans des endroits semblables et pourtant différents de ce qu'on vit habituellement. C'est un regard porté sur le côté, flouté par un rideau de perles, qui dissocie les faits et associe le trouble du rêve. Un seuil est franchi, celui d'un appartement labyrinthe dans un immeuble hypnagogique :
"L'architecte a construit son manoir mouvant sur un terrain meuble qu'il pensait en lui stable depuis l'enfance. Il aurait fallu que quelqu'un pousse la porte, pénètre dans les travées jusqu'au centre et l'air de rien avec une pince d'humour, une pince d'amour, une pince habile enfonce sa main par le nombril, avec désintéressement, et sectionne le cordon nécrosé qui avait préféré vivre ainsi. Plutôt se racornir que souffrir tout haut." (page 156)
Le récit halète et repart, toutes amarres larguées : la folie happe le lecteur, l'écriture se fait vibrante d'euphonies ("Les cahin-caha des cahots les tout petits miroirs qui tintinnabulent en tintant et les bouffées d'effluves de parfums de jasmin, eau de rose et encens (...)" - page 170)
C'est désormais un précipice qui guette les amants, une fin de voyage sournoise. Et on reste avec ce livre dans les mains, interloqué, déguenillé de l'âme, angoissé par la brièveté et la force des liaisons.