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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
03/08/2021

La Delaïssádo

"Plutôt aventure que planning" (Bertränd Garnier)

Genre : fanzine / revue
Posté par : Emmanuël Hennequin

Le premier volume de La Delaïssádo, sorti cette année, donne à mesurer l'envie de notre collaborateur historique Bertrand Gärnier d'exposer la parole de ceux qui, artistes et musiciens, activistes, l'émeuvent et le font grandir. Il ramasse tout ce qui doit être sauvé, le papier faisant écrin. Une histoire d'envie et d'instinct d'abord... alors ne lui parlez pas de modèle économique ! Sorti dans un tirage très limité, ce premier numéro au sommaire éclectique (Desiderii Marginis, This Is Darkness, Forêt Endormie, Cioran Records, Hecate...) est prélude - espérons-le - à bien d'autres choses de la part de cette plume qui fignole comme peu. Entretien sur le pourquoi et le comment avec Bertränd, l'homme qui creuse dans l'âme des musiciens.

Obsküre : Le n°1 a été fomenté sur 2020-2021. Le confinement a-t-il joué dans la naissance du projet La Delaïssádo ? D'où cela vient-il ?
Bertränd Garnier : Je me souviens très bien avoir lancé l’idée de ce fanzine de façon tout à fait fortuite à l’occasion d’une conversation avec un ami lors d’une promenade sur les hauteurs du lac de Servières dans le Puy-de-Dôme. Un bel endroit que je recommande, mais plutôt hors saison car les berges sont vite noires de monde. Ce fut un déclic mais j’ai compris ensuite que le désir de faire un papier en solitaire de A à Z était présent depuis longtemps. Il n’était simplement pas formulé. Je ne vois pas d’effet confinement si ce n’est qu’avoir été sans activité professionnelle pendant quelques semaines à la même époque m’a bien aidé à mettre la machine en action.

Le sommaire est tout aussi pointu que d'autres revues auxquelles tu collabores, telles que The Convivial Hermit. Y'a-t-il une différence de critères de choix entre TCH et La Delaïssádo ? Qu'est-ce qui distingue selon toi les deux revues en termes de démarche, de désir ?
Je n’ai pas le sentiment que le sommaire soit pointu. Quelqu’un a parlé de sommaire expérimental mais avec le recul je doute qu’il y ait eu une arrière-pensée laudatrice derrière le mot, haha. Il n’y a pas spécialement de différence d’approche entre les deux magazines. La Delaïssádo est davantage franco-centré mais ce n’est pas un prisme intransigeant, et d’ailleurs pour Convivial Hermit #9 j’avais déjà interviewé presque uniquement des artistes français. La France foisonne d’opportunités d’être curieux, tu en conviendras.
Ce qui par contre distingue les deux revues est tout simplement que l’une est la mienne et l’autre non. Je suis certes libre de mettre à peu près ce que je veux dans Convivial Hermit mais j’y suis contributeur et n’ai pas la main sur le ton éditorial, l’agencement du sommaire, la dimension visuelle, etc. C’est un besoin qui a fini par s’imposer. Au bout de vingt ans à gratouiller pour les publications d’autrui, il était temps ! Une autre différence plus pragmatique est qu’il n’y a pas de publicité dans La Delaïssádo et qu’il n’y en aura jamais dans aucun de mes projets.

Comme dans The Convivial Hermit, le format extensif de tes entretiens marque (un exemple que nous ne pouvons pas ne pas retenir dans le #1 : Desiderii Marginis). Les artistes eux-mêmes te semblent-il aspirer à ce "jeu de la profondeur" ? Peux-tu parfois sentir chez eux une fatigue de l'entrevue-type basée sur les questions que suggère le sempiternel press sheet ?
Je me suis rarement confronté à des artistes ostensiblement blasés des interviews, pour deux raisons. La première est que ces zines n’ont pas vocation à répercuter l’actualité des groupes. J’échappe donc aux questions "promotionnelles", du moins je m’y emploie. Ensuite, je prends le soin de m’assurer que les groupes ciblés sont de bons clients. Il m’est arrivé plusieurs fois de renoncer à contacter un groupe, ayant remarqué que ses interviews étaient sans intérêt même avec des questions de qualité.
Pour ce qui est du jeu de la profondeur, je pense que oui. Emmener quelqu’un sur un terrain où il va s’ouvrir un peu plus que d’habitude, peut-être sur des sujets qu’il n’attendait pas, est un exercice stimulant et gratifiant lorsque ça passe. Tu parles de Desiderii Marginis, exemple du groupe dont la production se prête à explorer un large éventail de thèmes. Johan Levin a dit après coup que cette interview est l’une des meilleures qu’il ait données. Forcément c’est un bel encouragement.
Cela ramène au point précédent. Quelqu’un pour qui une interview n’est pas une corvée sera davantage sensible à l’intérêt que peut susciter sa musique et ce qu’il y a derrière, y compris sa personnalité et ses activités annexes. Ce n’est pas une garantie. Certains préfèrent maintenir une réserve sur des sujets précis. C’est évidemment respectable.

Un press sheet, tu en prends connaissance, ou tu le jettes direct ? À quel point investigues-tu une œuvre (album, discographie) avant de proposer une entrevue ?
Laisse-moi réfléchir à la dernière fois où j’ai eu un press sheet sous les yeux. Ce devait être lorsque je faisais de rares piges pour un bimestriel commençant par O... (RIP). Je construis généralement le sommaire de manière impulsive, au fil des coups de cœur. Ce qui ne dispense pas de recherches succinctes comme évoqué plus haut. Donc oui, plutôt aventure que planning. Je n’ai pas une fibre de journaliste et ne bosse pas le parcours de mes interlocuteurs de manière hyper pointue comme peut le faire Niklas Göransson de Bardo Methodology, pour moi le nec plus ultra des fanzines en ce moment même si j’en lis et admire beaucoup d’autres.
Bien sûr il y a un travail de défrichage pour exhumer des sujets intéressants, surtout lorsque l’on a affaire à un artiste au CV fourni. Eplucher les lyrics, rechercher des points de départ dans des interviews anciennes, aborder les thématiques connues du groupe sous un angle un peu neuf, cela prend à chaque fois plusieurs heures voire jours. Dupliquer les questions bateau du genre "de quoi parle le nouvel album ?" ou "c’est les paroles ou les riffs qui viennent en premier ?" n’a aucun sens pour moi. En plus les artistes détestent ces questions qu’on leur a asséné des dizaines de fois, à quoi bon repasser une couche ? L’espoir est d’obtenir des réponses que j’aimerais moi-même lire dans un fanzine.

Cioran Records, mis à l'honneur de ton #1, ça représente quoi pour toi ?
C’est d’abord une découverte extrêmement forte, celle de Camecrude avec le double album Enclave II-II, sorti fin 2020, un truc complètement fou qui s’en va creuser très loin dans les tréfonds de l’imaginaire, faisant au passage écho à des racines occitanes de plus en plus urgentes. Cela m’a naturellement poussé vers Cioran Records avec d’autant plus d’appétit que les ouvrages d’Emil Cioran squattent ma table de nuit depuis vingt ans au moins. J’ai donc constaté l’éthique radicale mise en avant par ce label, portée par une vraie cohérence, y compris visuelle. Il se trouve aussi que je connaissais déjà le projet Stase:Orgone, rencontré lors d’une éphémère cure de harsh noise. C’est avec plaisir que je me suis entretenu avec Viqtor Tuurngaq pour La Delaïssádo. C’est d’ailleurs l’une des interviews que je préfère.

Prépares-tu un nouveau numéro de La Delaïssádo ?
Non. Bosser comme un forçat à ce premier numéro pendant plus de neuf mois a été une expérience nécessaire mais ce faisant je me suis aussi rendu compte que ce type de fanzinat somme toute classique (interviews, chroniques, articles, opinions, etc.) n’était pas forcément ce dans quoi je suis le plus à l’aise, en tout cas pas au point d’enchaîner les numéros. Aujourd’hui je pars sur un format différent, avec quand même une trame toujours constituée d’entretiens musicaux. C’est en réflexion. Je n’enterre pas le bébé, je le congèle, selon une technique éprouvée.

Quel bilan tires-tu du numéro 1, sur  un plan personnel et quant au lectorat ? Ton modèle économique fonctionne-t-il ?
Un modèle économique ? Tu me charries n’est-ce pas ? Bon, recourir à un imprimeur m’a forcé à faire quelques calculs à la louche pour espérer rentrer dans mes frais dans le scénario féérique où j’écoulerais la totalité des 200 exemplaires. On n’en est plus très loin et c’est assez inespéré en vérité ! Je vends le zine à un prix franchement ridicule pour compenser des tarifs postaux délirants, je ne rentre pratiquement aucune marge. Quelques labels/distros ont eu la gentillesse d’en prendre en dépôt ou trade. Le lectorat, ce sont principalement les connaissances et des gens que les personnes  interviewées ont touché via leurs réseaux sociaux.

Qu'est-ce qui te pousse à faire ça ?
L’absence d’un autre hobby ultra chronophage déjà. Je n’ai pas vraiment de réponse à ça car l’envie d’approcher les groupes, de les décortiquer (gentiment), puis de restituer les échanges pour qui voudra bien s’y intéresser, s’est insinuée dès l’instant où j’ai commencé à écouter sérieusement de la musique, sans que cela s’incarne dans une vocation bien définie.
Michael Barnett du webzine This Is Darkness, interviewé dans le numéro, a aussi eu cette formule que je trouve très juste : "It’s one of those things where nobody sees the need for it, until we are all gone." C’est un peu le lot de toute fonction intermédiaire. Si la musique trace une ligne directe de l’auteur à l’auditeur, qu’adviendrait-il de l’un et de l’autre s’il n’y avait plus personne au milieu pour animer le bouche-à-oreille ? Personnellement je n’ai pas envie que la totalité de mes découvertes musicales soit décidée par des algorithmes, aussi diaboliquement pertinents soient-ils.

Sommaire
  • DESIDERII MARGINIS (SWE), DEAD SEED PRODUCTIONS (FRA), THIS IS DARKNESS (USA), JEAN-PHILIPPE JAWORSKI (FRA), FORÊT ENDORMIE (USA), CIORAN RECORDS (FRA), AMY CROS (FRA), HECATE (FRA), LAURA-LEE SOLEMAN (FRA), BRASSERIE OUROBOROS (FRA) + Reviews / travelogues: Montségur Castle, Gustave Moreau museum + Exclusive artwork : CHRIS MOYEN, NICK BLEBIS & more...