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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
31/10/2019

Le Boucanier

"Tenir sur la distance" (2e partie)

Photographies : Le Boucanier, Montmartre 2019/10 - © Stëphane Burlot
Posté par : Emmanuël Hennequin

Dans la seconde partie de l’entretien exclusif que nous a accordé Le Boucanier, organisateur en vue d’évènements dark sur la région parisienne, nous quittons l’histoire des scènes pour nous diriger plus frontalement vers ses activités actuelles... et sur l’arrière-boutique. Un œil se jette alors en coulisses grâce à celui qui y navigue, à l’abri des regards et pour les besoins de la cause. De grands noms apparaîtront au fil de l’eau, et des souvenirs qui marquent. Bonne fin de visite.

Obsküre : En France, le public gothique est plus restreint, souterrain quelque part, que dans d’autres pays d’Europe. L’Allemagne, exemple flagrant. Comment expliques-tu ce singularisme hexagonal ?
Le Boucanier : Le genre n’a jamais vraiment été accepté en France. Se promener dans la rue à Paris habillé en goth n’est pas chose aisée, surtout pour les filles. À Londres, cela n’a jamais été un problème. Ils en ont vu d’autres depuis le glam et les punks… La France manque de culture musicale historique. Tout est venu d’Angleterre. Ou des États-Unis avec les rockers des années 1950. Je parle ici surtout de looks et d’apparence vestimentaire allant avec un certain style musical, car c’est ce que les gens remarquent dans la rue. Et le goth a mauvaise réputation, sujet sur lequel je ne vais pas m’étendre à nouveau. En France, les réflexions fusent sur notre passage contrairement à la plupart des autres pays européens, plus tolérants à ce sujet. L’Allemagne a su réinventer le genre dans les années 1990, alors que le reste du monde n’écoutait plus que Nirvana, Soundgarden, Alice In Chains et Red Hot Chili Peppers. Le grunge avait détrôné le goth et tous les groupes des années 1980 se séparaient les uns après les autres. Mais en Allemagne, la darkwave est apparue petit à petit, et d’énormes festivals ont vu le jour. Ce genre a certainement été inspiré par ses prédécesseurs EBM, qui puisaient leurs sonorités dans l’indus et la cold wave. Mais l’Allemagne est également le berceau de la musique électronique avec Kraftwerk et Tangerine Dream, tout cela se tient finalement. Les groupes allemands n’ont fait qu’évoluer en s’inspirant de leurs aînés. Les projets français, eux, ont toujours eu du mal à percer malgré des pépites comme Kas Product, Jad Wio ou Marquis De Sade, pour ne citer qu’eux parmi tant de très bons musiciens dans l’hexagone. Les modes passent vite ici, tout comme les groupes. Et le public a tendance à suivre les modes malgré quelques irréductibles survivant au mainstream et faisant vivre le paysage musical gothique, dark et cold wave français.

Les soirées parisiennes et concerts donnés sous ton parrainage sont légion. Quelle est aujourd’hui ta marge de manœuvre, en collaboration avec les autres acteurs impliqués ? Es-tu source de proposition ou valides-tu éventuellement la pertinence de certaines idées de gérants de salle, avant tout contact avec les agences de booking... ou est-ce que ça marche dans l'autre sens ?
L’année prochaine, je vais fêter les trente-cinq ans des soirées Boucanier. Ça commence à en faire un certain nombre, oui (sourire). Il y aura certainement une grosse soirée prévue pour l’occasion. Concernant les soirées uniquement clubbing, je dirais que c’est selon l’envie, à présent. Je ne me force plus à en faire régulièrement comme je le faisais encore il y a quelques années au Klub, aux Caves St Sabin, au Bonnie & Clyde et dans bien d’autres endroits encore depuis 1985. Je préfère me concentrer sur les concerts avec after quand l’endroit nous le permet. Je cherche en permanence, bien entendu, à contacter des groupes que j’aime et que j’ai envie de faire jouer sur Paris. J’ai un réseau important, comme tout organisateur qui se respecte, et beaucoup de tourneurs me contactent aussi pour me proposer leur catalogue - ce qui est le cas par exemple pour The Mission, The Cruxshadows, Modern English ou The Opposition, que j’ai fait jouer récemment. Ensuite, tout est question d’envie, de timing, de budget ou d’intérêt potentiel de la part du public… ce qui est toujours difficile à évaluer. Nombre de groupes me contactent aussi en direct via les réseaux sociaux ; et parfois cela créé de belles rencontres et opportunités de collaboration, comme avec Love In Prague, la première partie de Jad Wio au Gibus. J’ai rencontré de la même manière des groupes comme Lebanon Hanover, Dear Deer, She Pleasures Herself ou Der Himmel Über Berlin. Souvent je croise aussi des groupes en soirée ; ou j’assiste à l’un de leurs concerts, ce qui me donne l’envie de les faire jouer à mon tour. Katzkab, Lyncelia, Human, Soror Dolorosa, ou Waiting For Words sont ainsi devenus des amis et ont joué ou joueront dans les soirées Boucanier. Certains sont des amis de longue date comme Jad Wio, Wallenberg, Little Nemo ou Treponem Pal. Je me rends à beaucoup de concerts à Paris afin de découvrir de nouveaux groupes et me tenir au courant des nouvelles scènes.
Concernant les gérants de salle, il est très rare qu’ils soient force de proposition. Ce n’est pas leur métier. C’est à moi de leur proposer des artistes et ensemble, nous évaluons la pertinence et la possibilité d’organiser telle ou telle date. Ma marge de manœuvre est donc quasi-totale ; il faut juste, en dehors de notre passion pour la musique, arriver à évaluer la pertinence artistique ou financière de chaque proposition, afin que chaque acteur de l’évènement puisse s’y retrouver et conserver au minimum un certain équilibre. Tenir sur la distance. Mais ça, ce sont les coulisses secrètes de chaque organisateur. Personnellement, l’organisation d’évènements reste une passion avant tout, ce n’est pas ce qui me fait vivre. It’s only rock & roll but I like it !

Comment se passe l’aftershow avec les artistes ? Tous s’éternisent-ils backstage ou ailleurs en ta compagnie, ou certains sont-ils plus enclins à trouver le calme rapidement après un concert ? Des noms, des noms !
La plupart des artistes aiment traîner backstage après les concerts, tant que les DJ’s continuent de passer de la musique et que nous avons encore la salle pour nous. Il faut bien terminer les bouteilles et le catering ! Certains investissent même parfois la piste de danse et se mêlent au public comme Maitri de Christian Death, Anne-Marie de Skeletal Family ou Chloé de Collection d’Arnell Andrea. Ce sont toujours les filles qui viennent danser vous remarquerez… Peter Murphy de Bauhaus préfère rester dans sa loge à discuter musique, art et spiritualité avec quelques invités, tout comme Wayne Hussey des Mission qui ne se mêle pas trop à son public mais reste backstage tant qu’il y a une bonne bouteille de vin rouge sur la table. Valor de Christian Death adore rester à discuter avec le public et signer plein de dédicaces, tout comme les Chameleons. Sex Gang Children, eux, sont venus chez moi faire la fête avec quelques amis. J’ai dû ramener Mark Burgess une fois jusqu’à son hôtel car il ne voulait plus partir alors que The Chameleons reprenaient la route tôt le matin. J’ai même réussi à emmener les Clan Of Xymox au grand complet en soirée goth aux Caves St Sabin après leur concert du Gibus. Je suis parti en tournée avec The Mission en Angleterre et récemment 69 Eyes en Finlande, et j’ai passé deux mois à Londres avec Lords Of The New Church dans les années 1980, période dont je garde un souvenir très ému. À part quelques très rares exceptions, la plupart des artistes sont très ouverts et absolument charmants. Et je ne parle même pas de tous les groupes français que je fais jouer, qui sont déjà et avant tout des amis là aussi. C’est aussi, en dehors du public bien sûr, ce qui fait que j’aime continuer à organiser des concerts et rencontrer tous ces groupes dont j’écoute les disques depuis des années.

La rentrée est pleine d’évènements encore une fois par ton entremise… Concernant la soirée qui a mis en avant Wayne Hussey solo et Ashton Nyte de The Awakening, guest permanent de Wayne sur la tournée européenne : comment se décide une première partie telle que Bowie Unplugged ?
Bowie Unplugged m’a paru une évidence déjà car Wayne jouait en acoustique et que je ne voulais pas d’un groupe trop électrique en première partie, histoire de garder une cohérence. De plus leurs univers se rejoignent totalement, Wayne étant bien entendu un grand fan de Bowie, dont il reprend lui-même des morceaux régulièrement. Bowie Unplugged sont aussi et bien entendu de très bons musiciens qui reprennent les classiques, tout en réussissant totalement à se les approprier ; et après les avoir vus sur scène à plusieurs reprises, j’ai eu envie de leur proposer une collaboration qui ne pouvait que séduire le public goth lui aussi. Nous savons où sont nos racines musicales…Mais surtout, ce sont des amis et ce fut un plaisir de les inviter à ouvrir le bal avant le chanteur de Mission, qu’ils apprécient beaucoup également. Bref, tout est question de feeling et d’affinités.
Quant à l’avenir proche : de nouveaux concerts sont prévus, notamment ceux de Jad Wio + Love in Prague, The Essence + Waiting For Words et The Rose of Avalanche + Kim Dies Laughing au Gibus bientôt. (NDLR : Obsküre est partenaire de ces évènements.)

As-tu lu le Salad Daze de Wayne ?
Wayne me l’a offert mais je ne l’ai pas encore lu, juste parcouru. Il a l’air de regorger d’anecdotes amusantes pour tout fan des Sisters Of Mercy et de Mission. Cela dit, je ne peux que le recommander, bien entendu. Pour l’instant je dois surtout terminer mon prochain propre livre pour Camion Blanc, qui traitera du mouvement gothique sous tous ses aspects : étymologie, architecture, art, littérature, cinéma, musique, mode… Bref un travail de titan mais absolument passionnant à rédiger. Vous en saurez plus très bientôt…

Impossible de ne pas te réclamer une anecdote amusante et racontable sur les coulisses de l’organisation d’un concert. Ce que tu veux. Des noms, des noms ! (rire)
Alors bien entendu, je me dois de garder intacte la réputation de nos idoles du rock, même si je pourrais raconter beaucoup de choses très drôles voire déconcertantes ou incongrues sur certaines personnes très connues (sourire). Peut-être un jour, si je décide d’écrire la suite de Batcave Memories… Mais je dois dire d’abord que toutes ces années m’ont apporté de magnifiques rencontres et des échanges vraiment enrichissants avec de nombreuses personnes que j’estime fort. L’une d’entre elles fut Stiv Bators de Lords Of The New Church. En 1987, je suis parti les rejoindre à Londres sur l’invitation de Stiv. Ils préparaient une tournée en Allemagne avec quelques dates en Angleterre. Le premier soir, je sors du train et file retrouver Stiv et Caroline, sa copine, dans un hôtel du centre de Londres. Ils m'apprennent alors que nous partons tout de suite retrouver les autres membres du groupe à trente kilomètres de là pour faire un concert. Le temps de se relooker et nous étions dans le taxi. Pendant tout le voyage, ils eurent tous deux une engueulade terrible. J'étais plutôt mal à l'aise jusqu'à ce que Stiv me fasse un clin d'œil complice. Je compris à l'arrivée que c'était pour faire peur au chauffeur du taxi car ils n'avaient pas un rond. Et cela marcha car à peine arrivé, le taxi nous déposa et s'enfuit sans rien demander. La salle était blindée, et le concert fut fantastique. C'était une impression assez étrange car en même temps, je voyais l'un de mes groupes préférés sur scène, et le chanteur était un pote qui me faisait des signes de temps en temps alors que j'étais dans le public. Avant le rappel, Stiv me fit signe de venir dans les loges pour boire une bière avec lui, puis remonta sur scène. Tout le monde me regardait, je me la pétais grave…
Et puis une autre histoire, mais à Paris : lors d'un concert des Christian Death que j'organisais au Bus Palladium, Valor vient me signaler après diner et juste avant l'ouverture des portes que j'avais oublié d'acheter des roses pour mettre sur la scène et qu'il lui en fallait absolument car il voulait les jeter dans la foule pendant le concert. Je lâche ma bière, pourtant méritée, pensant que tout était prêt pour la soirée et pars en panique dans Pigalle, espérant qu'il reste encore un fleuriste ouvert à cette heure-ci quelque part. J'ai mis un moment mais j'ai réussi miraculeusement à en trouver un, puis à disposer des roses sur la scène et autour des pieds de micro comme ils le souhaitaient, alors que le public commencait à investir la salle ! Le stress de l'organisation d'évenements est permanent en fait, il y a toujours un détail à régler. Cette année au Gibus, toujours avec le même groupe, j'avais prévu mon coup et acheté un beau bouquet. Mais eux aussi avaient prévu leur coup : ils voyagent à présent avec des fleurs en plastique !!!

Un groupe phare reste à évoquer, des musiciens avec lesquels tes liens se sont affermis : Virgin Prunes. Dans quel contexte s'est faite votre première rencontre ?
Ma première rencontre avec Virgin Prunes fut assez mouvementée, aussi. Nous avions rendez-vous un soir dans un pub de dockers de Dublin le long du fleuve, dans un endroit assez sordide. À peine ai-je poussé la porte du pub qu’un docker gigantesque m'attrape et me met une pinte de Guinness dans la main. Ils avaient gagné un match de rugby ce soir-là. J'avais beau détester la Guinness, j'ai bu mon verre cul-sec pour ne pas le vexer et rester vivant. J'en étais à ma troisième pinte forcée quand, enfin, je vis avec beaucoup de soulagement arriver Gavin et Guggi. Je quittai discrètement mon nouvel ami irlandais avant qu'il ne me demande de payer ma tournée à mon tour, et m'installai à la table des Prunes. J'étais franchement impressionné de les avoir en face de moi. À peine avais-je ouvert la bouche que Gavin éclata de rire. Il m’expliqua que mon accent français lui rappelait l’Inspecteur Clouzot dans les films La Panthère Rose. Du coup, c’est resté et ils m’ont toujours appelé comme ça… mais que cela reste entre nous, bien entendu (clin d’œil).

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PROCHAINS ÉVÈNEMENTS
08/11/2019 @ Gibus Live (Paris) : Jad Wio + Love in Prague - FB event
06/03/2020 @ Gibus Live (Paris) : The Rose Of Avalanche + Kim Dies Laughing - FB event
27/03/2020 @ Gibus Live (Paris) : The Essence + Waiting For Words - FB event