La nuit a mangé la cathédrale, aux abords de laquelle les jardins de l’Evêché bruissent d’une foule venue à la rencontre de la surprise, l’inconnu, la transe. Urbaka est un festival pluridisciplinaire et des Arts de la rue créé en 1989 par Andrée Eyrolle, femme de théâtre disparue en juillet 2017. L’évènement se déroule chaque année à Limoges (centre France) sur la période du début d’été : les artistes investissent les espaces publics, et imprègnent la ville d’une ineffable essence poétique.
Il est 23h45 en ce chaud jeudi soir 4 juillet 2019, c’est la clôture du festival. Le public a convergé vers le bassin de l’Évêché. En entrée de site, le service de quelques food trucks accueille avec amabilité, l’ambiance a toujours voulu être familiale. Nourriture libanaise, bières locales, philosophie écopack, public hétérogène.
La Compagnie Entre Terre & Ciel (Lara Castiglioni, femme de cirque, danse et théâtre, ex-La Salamandre / Materia Prima) et Phil Von (Meta Meat, Von Magnet, Okarukas) sont presque des habitués. Leur binôme s’est déjà produit il y a quelques années à Urbaka, devant la cathédrale, dans le cadre d’un spectacle enivrant associant d’autres acteurs autour du thème de la condition féminine, et notamment celle des femmes dans les quartiers : Physalis, une errance dansée, giration fulgurance.
Lara et Phil remettent le couvert ce jeudi soir. Quarante minutes de performance intense, féérie existentielle. C’est L’Envol, qui fait écho en mémoire à l’ancien et éprouvant Neige De Feu de la femme-feu, créé en 2009.
Dans les semaines qui ont précédé, L’Envol s’est déployé dans d’autres villes de France, près de Nancy ou Paris. Dans une autre configuration, cette performance a en outre eu lieu près de Limoges avant même le festival, notamment au Palais-sur-Vienne le 22 juin, et le 28 à Solignac.
Moins frontalement dans le message que d’autres constructions castiglioniennes, très visuelle, cette version de L’Envol a fait l’objet d’une préparation spéciale avec Phil Von trois jours durant, à l’occasion d’une résidence organisée dans la ville proche de Saint-Junien. La performance en configuration live totale, incluant l’homme de (feu) Von Magnet, se cantonne pour l’heure à des occasions spéciales.
Castiglioni est dans l’arène. Phil Von, en arrière, a créé l’environnement sonore et produit en direct la vibration rythmique et vocale face au bassin des beaux jardins de l’Évêché. Sa voix oscille avec sensibilité et maîtrise entre chant et spoken word. Il accompagne aussi Lara par la danse mais restera dans l’ombre. Il soutient, veille.
THE NIGHT DANCE
Jeux de feu. C’est un spectacle visuel, émotionnel. Au sol, un cercle sans doute tracé à la chaux circonscrit l’espace. Il ne faudra pas entrer dedans même après le spectacle, la chaleur est dangereuse et Lara saura préserver quelques téméraires du danger par quelque aimable avertissement.
Tout se déroule à l’intérieur du cercle. La gestuelle de Castiglioni est toute en harmonie et séquences : c’est grâce et tempête entremêlées, bras-torches, flammes en mouvements doux jaillies de petits plateaux ronds, figures de feu, pluies d’étincelles. Castiglioni est "semeuse de lumières", ainsi qu’elle se définit elle-même sur l’action en cours. Il faut voir ces éphémères chaînes de soleil qui cerclent son corps au fur et à mesure que de ses bras armés gicle la flamme.
Tout du long, Von protège le rituel d’un cocon rythmique. Les voix de l’homme confèrent aussi au spectacle une dimension moins abstraite et plus explicitement philosophique – entre autres suggestions, la question de l’ouverture, la reconnaissance de l’autre. Mange à la table de celui qui ne te ressemble pas, qui te fait peur peut-être : discours à contre-courant, et rassérénant face à cette défiance devenue consensus. Le petit espace du festival nous préserve de cette abjection : quelques minutes salvatrices, réparatrices peut-être.
Le public, assis tout autour du cercle de chaux mais aussi massé sur la partie haute du site en surplomb des bassins, n’en perd pas une miette. La sidération se lit sur des visages face aux tourneries de derviche de Castiglioni. Une connaissance commune à Lara et Obsküre nous glisse au sortir du show qu’un Maître, anciennement, a transmis à Lara. Depuis que Michel Raji lui a porté l’enseignement, Castiglioni a développé sa tournerie. Elle vole à l’envers du sens des derviches, et le feu suit. C’est sa manière à elle, son envol, sa mystique.
FIRE WOMAN
Les premières pièces de la performance inscrivent dans l’air une picturalité lente. La gestuelle est douce, économe, les jeux de feu se diluent dans la nuit. Le plus spectaculaire est pour après : la flamme parfois exubérante, les scintillements régalant la profondeur des rythmiques bouclées par Von. Les cœurs crépitent. Si les pièces du début décontenancent quelques (rares) badauds, le public massé ne bouge presque plus, comme hypnotisé, à partir du troisième chapitre.
C’est une danse de feu, du bas vers le haut. Chorégraphie du séminal : la dispersion des flammes se fait au sol, autour et au-dessus du corps de Lara. Danse : une vie en mouvement, présence au monde avant l’extinction des feux. Trace de vie sera laissée avant ce final que constituent les retrouvailles avec les oiseaux : Lara va les chercher à l’arrière-cercle, les ailes s’accrochent à ses bras. La femme du feu se meut en douceur, les bras sont branches et les branches bougent ; mais les volatiles refusent de les quitter, collent au corps. Castiglioni est presque leur mère – et ainsi qu’elle le met elle-même en mots : "J’ai rêvé l’arbre et l’oiseau, de la semence à la racine jusqu’à l’envol. Dans ce manège de nos ombres en lumière, juste entre terre et ciel, une fleur, une femme arbre, une femme flamme. Un voyage pour apercevoir l’indicible, vers la plus belle liberté : celle d’aimer. Un jardin secret à la mémoire de nos vies… et pour demain."
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Création, danse de feu : Lara Castiglioni
Univers musical, chants et danses : Phil Von
Regard extérieur, technique : Diane Vaicle
Costumes : Souen