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Cinéma
14/09/2019

Les Sources Occultes

Entretien avec le réalisateur Laurent Courau [ Pt. II ]

Production : Groupe Serveur / L’Organe / La Demeure Du Chaos
Genre : fantastique / expérimental
Première mondiale : 2019/09/11 à 'L’Étrange Festival' (Forum Des Images, Paris)
Photographies : © Demeure du Chaos (images du film)
Posté par : Oliviër Bernard

Dans la première partie de l'entretien publié par Obsküre avec Laurent Courau, ce dernier contait la genèse du projet cinématographique Les Sources Occultes et le contexte de sa première projection à L'Etrange Festival. Celle-ci, suivie par un échange avec la salle (voir plus bas) a eu lieu le 11 septembre 2019 dans une salle bondée ayant accueilli pas moins de trois cent personnes. Courau a alors pu saisir les sensations et émotions du public face à une oeuvre non conventionnelle, pétrie d'ésotérisme et nourrie des obsessions et peurs en cours de l'Humanité : déclin, chute, collapsing.
Dans la seconde partie de cet entretien, l'auteur et réalisateur de Vampyres aborde plus en détail le contenu des Sources, qui tôt ou tard sera mis à disposition d'un public plus large.

Obsküre : Comment décrirais-tu le film (thématiques, symbolique, intention) ?
Laurent Courau : Il y est beaucoup question de l’obsession de notre société pour la "catastrophe", également l’un des thèmes majeurs de La Demeure Du Chaos ; cette aspiration prophétique – quasiment auto-réalisatrice – à l’effondrement, très présente dans Les Sources Occultes, mais aussi dans la culture populaire actuelle. Prends, par exemple, l’omniprésence des zombies dans les séries télé, au cinéma, dans la bande dessinée, depuis une dizaine d’années. On pouvait penser que ça allait s’arrêter avec le succès phénoménal des premières saisons de The Walking Dead. Mais non, ce n’est pas du tout le cas ! Regarde également l’engouement pour la collapsologie. Il y a vraiment quelque chose d’obsessionnel autour du thème de la "chute", d’une recherche de l’"accident terminal", dans notre bonne vieille société occidentale. Comme si la majorité de nos contemporains y aspirait, dans un grand élan communautaire. Comme s’il était temps d’en "finir".
Sans trop révéler du film, plusieurs personnages incarnent cette dimension "apocalyptique" dans Les Sources Occultes : une sorte de gourou encagoulé dans un souterrain, une incarnation cyberpunk dans une salle des machines en surchauffe. On y trouve également quelques clins d’œil aux grands accélérateurs de catastrophe de notre époque, notamment à une certaine finance internationale, via les Slender Men, d’immenses personnages longilignes, aussi élégants que bestiaux dans leurs costumes de banquiers de la City. Il y a également les restes d’un dernier banquet suicidaire, qui évoquent pour moi, de manière allégorique, notre société de consommation. Mais le film et la web-série sont également remplis de clins d’œil et de références au cinéma de genre, à la culture pop et à ses nouvelles formes d’ésotérisme. Je pense par exemple au travail d’Alan Moore. L’écrivain de science-fiction Norman Spinrad me rappelait avec beaucoup de justesse, lors d’une interview, que "les gens s’intéressent dorénavant plus à l’astrologie qu’à l’astronomie"…

Quel est le synopsis ?
Réveillés en pleine nuit, au cœur d'une ville désertée par ses habitants mais peuplée encore d'étranges créatures, deux enfants s'embarquent dans une quête nocturne. En direction d’une demeure enchantée, là-bas au loin, au fond des bois. Une zone hors du temps, où s’accomplira le destin de l’époque par l'accouchement d'un nouveau monde, dans un clair-obscur hanté par les monstres et zébré d’éclairs. Entre effroi et merveilles, une odyssée aux portes du futur et des enfers, un conte initiatique, une descente au plus profond du labyrinthe de La Demeure Du Chaos.

Tu es le réalisateur et coscénariste du film. Tu as collaboré pour l’écriture avec Thierry Ehrmann, qui intervient également comme acteur. Comment vous êtes-vous répartis les rôles pour le scénario ?
Disons que cela s’est fait de façon très organique. Les scènes, les envies et les intentions étaient en grande partie issues de La Demeure du Chaos. Nous en parlions rapidement, avant de lancer la machine. Dans une grande liberté. Quelque part, nous avons presque plus tourné Les Sources Occultes comme un documentaire, que comme un film de fiction.
Des situations étaient mises en place, avec des indications de jeu et on laissait ensuite les choses se dérouler. Quelque part, nous amenions les gens à s’emparer des scènes. Il y avait une grande part d’improvisation, l’idée de rentrer dans un univers et une atmosphère. Ainsi, les comédiens et les figurants nous ont souvent dit qu’ils avaient eu le sentiment de "vivre" les scènes, par exemple celle d’un rituel de magie qui se déroule au cœur du bunker de La Demeure du Chaos.
Avouons aussi qu’il n’est pas anodin de se trouver dans la Demeure, quelque chose de très particulier se dégage de ce lieu et de cette œuvre. On s’y trouve comme immergé et le film retranscrit cette impression. Il n’y aurait jamais eu de Sources Occultes sans La Demeure Du Chaos, ce film en constitue vraiment une excroissance. C’est à Thierry Ehrmann que l’on doit d’ailleurs l’intégration du terme "occulte" dans le titre.
Les personnes les plus curieuses trouveront quelques clefs dans trois nouvelles que j’avais écrites autour de la Demeure et qui exploraient déjà cet univers : Kichigai, Le Réveil Des Sources et le Manuel De Survie Pour Un Monde Au Bord Du Chaos (en série). On les retrouve toutes sur La Spirale. Cet ensemble constitue comme une extension, une sorte de corpus mutant inspiré de La Demeure Du Chaos, avec des images fixes, des créations audiovisuelles (web-série et film) et des textes de fiction.
Une sorte de pièce ajoutée/rajoutée à une Demeure Du Chaos elle-même en création et en mouvement perpétuels.

La Demeure Du Chaos est le point focal du film, un personnage à part entière. Quelles relations y a-t-il précisément entre la narration et le projet du lieu ?
Le film est complètement écrit "d’après la Demeure du Chaos". Lorsque je travaille sur un projet comme celui-ci, je n’ai généralement pas une vision claire de ce qu’il va exprimer. Pour faire un parallèle, ce n’est que bien après l’avoir terminé que j’ai compris que Vampyres traitait de l’éclatement de notre réalité consensuelle, en tant que norme socioculturelle. Et comme je crois l’avoir dit plus tôt, Les Sources Occultes n’est pas tant un film sur la catastrophe, que sur l’obsession quasi-pathologique de nos sociétés contemporaines pour la "catastrophe" ; ce dont nous abreuvent quotidiennement les médias de masse.
Ce qui constitue à mes yeux l’un des thèmes forts de La Demeure Du Chaos, même si ce n’est que mon point de vue de spectateur. Il me semble qu’elle évoque et reflète la manière dont notre monde perçoit la catastrophe et l’attrait de nos sociétés pour cet effondrement, envisagé, peut-être même espéré comme "terminal". Ce qui constituerait en soi une tentative pour éveiller le public et lui faire prendre conscience de la fiction dans laquelle il séjourne.

D’où vient l’idée de mélanger plusieurs langues dans le film ? Quelle est l’intention ?
Les Sources Occultes intègrent en effet une triple narration, qui se déroule en français, en chinois et en finnois. Dans ce dernier cas, une langue incroyable, encore parlée par cinq millions de personnes à l’extrême nord de l’Europe, avec des consonances très bizarres, quasi médiévales. Une parfaite langue de chamans et de sorcières. Mais aussi du chinois, pour des interventions alchimiques qui pourraient rappeler le taoïsme.
Il y a vraiment ces trois narrations, qui passent par les images et le son, ce que vivent et disent les personnages, mais aussi l’écrit et une voix off, à la fois sorcière, chamanique et alchimique. L’utilisation de ces langues m’a semblé complètement évidente, quelque chose d’un rapport universel aux mystères, élément omniprésent des Sources Occultes. Les mots, les concepts et la manière dont ils conditionnent notre rapport au réel. En somme, la thématique classique de la caverne, que se passe-t-il sur les murs de la caverne ? Qu’est-ce qui est projeté ? Comment le reçoit-on, comment le perçoit-on ? Existe-t-il des dimensions extérieures, un monde autre que celui de la caverne ? Qu’est-ce que la « réalité », sinon un conditionnement ? Et dans ce cas, peut-on le/la reprogrammer ?

Les Sources Occultes, au départ, est le titre d'une web-série disponible sur le site de ton webzine La Spirale. Quelles différences peut-on trouver entre la série et le film ? Quelle a été ta motivation de faire un format court en feuilleton puis d’en faire un long-métrage ?
Ce sont deux supports aussi différents qu’évidents. Produire une série de formats courts, avec des épisodes entre cinq et huit minutes, répond aux modes de consommation actuels. Et je trouvais amusant de voir cette espèce de web-série occulte complètement bizarre, en décalage total avec ce qui se fait dans le monde aseptisé de l’Internet francophone, avec ses "YouTubeurs" et ses "influenceurs" ; ce vieux plaisir punk de créer des décalages et des distorsions dans un monde bien trop lisse.
Ensuite, il y avait quand même l’envie de pouvoir projeter Les Sources Occultes sur grand écran. Pour le show et le côté rock’n’roll de la chose, le spectacle et les paillettes, les vieilles pierres et la chair croupissante (rires). Les gens qui auront la chance de le voir dans une salle se rendront compte de l’énorme boulot réalisé sur le son, de l’effet d’immersion total. Philippe Laurent, qui fut l’un des pionniers de la musique électronique en France, a assuré la production sonore à la fois de la web-série et du film. À partir principalement du travail de textures sonores réalisé par Thierry Arnal, dont les différents projets musicaux sortent sur de nombreux labels, dont l’excellent Ohm Resistance. Mais aussi d’Antoine Aureche de TAT, qui a écrit le thème principal des Sources Occultes.
Antoine produit des choses très composées, c’est vraiment un musicien de formation classique, alors que Thierry Arnal est parti sur des choses beaucoup plus instinctives, brutes (drone, noise) et organiques. Il a d’ailleurs réalisé beaucoup d’improvisations pour la musique de ce film. Mais les deux s’emboîtent parfaitement. Ils ont apporté une matière vraiment forte, une intensité sonore à laquelle j’ai ajouté des musiques rituelles en provenance de différentes traditions. On retrouve donc dans cette bande-son un grand nombre de sources d’inspiration, ce qui correspond bien, encore une fois, à l’esprit de la Demeure. On ne reste pas sur un axe unique, le projet est multiple. Il s’inspire du "grand tout", ce qui semble cohérent parce que cela correspond à l’époque dans laquelle on vit, une sorte de melting-pot et de grand mix permanent.
Enfin, une dernière raison pour en avoir fait un film. Les festivals réunissent des gens particuliers, plus curieux que la moyenne, ce qui me semble intéressant. Il faut aller vers ses éventuels publics. Je prévois ainsi déjà de réaliser des installations, où l’on pourra visionner les différents épisodes de la web-série au travers d’un dispositif immersif. Le programme de L’Étrange Festival parle des Sources Occultes comme d’un "projet trans-média". Ce qui me semble tout à fait juste, une forme de parenthèse enchantée, cauchemardesque mais enchantée quand même !

On rapproche le style du film de celui de réalisateurs iconoclastes comme Jodorowsky, Kenneth Anger ou Benjamin Christensen. Quel tribut paies-tu à ces artistes ? Quelles sont les influences directes cinématographiques dans ta démarche artistique ?
Dans le cas des Sources Occultes, tu viens de les citer. Kenneth Anger, bien sûr. C’est complètement évident, pour le côté patchwork de son travail et aussi parce que c’était l’un des premiers à associer des éléments pop à un contenu ésotérique. Quant à Benjamin Christensen, son Häxan met déjà en scène un délire surnaturel, presque documentaire, complètement sensitif et immersif.
D’ailleurs la question du scénario est intéressante. Comment faire pour écrire une narration qui aille d’un point A à un point B, autour de La Demeure Du Chaos ? Ça ne tenait pas du tout la route. Et c’est pour cette raison que nous sommes partis dans quelque chose de beaucoup plus organique, symbolique, onirique et éclaté. L’idée n’étant pas de prendre les gens par la main pour leur imposer un récit, mais plutôt de les emporter dans une atmosphère. On va chercher quelque chose qui vient d’en-dessous, des sources, des tréfonds telluriques, plutôt qu’une espèce de narration moderne, clinquante et précise (sourire).
Il y a plusieurs niveaux de lecture, mais pour moi l’époque est quelque chose de complètement grotesque. Le dossier de presse fait d’ailleurs référence à la "noblesse grotesque" des productions de Troma Entertainment.

Comment penses-tu que le public va réagir et percevoir le film ?
Je n’ai pas la moindre idée de la manière dont les gens peuvent réagir à ce truc ! Ce n’est plus mon problème (rires) et je m’en amuse d’avance. Frédéric Temps m’ayant fait la plaisanterie d’organiser une rencontre avec le public après la projection, je ne sais pas du tout ce qu’il va se passer. La même question se posait lorsque Vampyres avait été projeté à L’Étrange Festival. Le public était resté pour discuter, parler du film et échanger. La rencontre avait duré plus d’une heure et il avait fallu que l’on nous vire parce que le Forum Des Images allait fermer. Pourtant, le sujet n’apparaissait pas si évident. À l’époque, parler de gens qui vivent comme des vampires à New York, qui se font poser des crocs et qui boivent du sang humain, c’était quand même un peu sorti de nulle part (rires) !
Avec Les Sources Occultes, on repart encore sur une sorte d’OVNI. La web-série a déjà effrayé, j’ai reçu pas mal de réactions d’effroi, voire de dégoût. Certains personnes, que je connais pourtant bien, ont été vraiment dérangées. J’imagine donc que ça peut aussi se produire durant la projection. Mais il m’est très compliqué d’avoir du recul sur le film aujourd’hui. J’ai mis quatre ou cinq ans pour voir Vampyres avec un œil neuf. Quelque part, Les Sources Occultes s’avère encore plus bizarre que Vampyres. J’imagine que chaque personne le ressentira de manière différente, il n’existe pas de grille de lecture qui fonctionne pour tous.

L’Étrange Festival est le point de départ de la tournée de présentation/promotion promotion du film. Quel va être le futur de l’œuvre ?
Des festivals de films de genre en Allemagne et au Canada ont déjà pris des options. Il y a également la volonté de diffuser le film à Hong Kong, bien que la situation politique de la région soit incertaine, ce qui en rendrait la projection d’autant plus intéressante. Un événement secret sera organisé dans les prochaines semaines, au nord de l’Angleterre, dans un château. Le film y sera projeté. Ce rendez-vous privé et délirant se fera sous le haut patronage d’Alan Moore, contexte idéal pour une projection des Sources Occultes, mais je ne peux pas vous en dire plus, pour le moment (sourire).

Filmögraphie L. Courau
  • Vampyres (2007)
  • Les Sources Occultes (2019)