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Live report
05/06/2019

Les Tétines Noires

Live 12/04/2019 (Toulouse)

Évènement : Festival Pink Paradise
Lieu : Le Rex (Toulouse - FR)
Photographie : Jesse Overman
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Peu de public ce soir pour Les Tétines Noires. Une centaine de personnes au plus ne peuvent remplir la belle salle du Rex. Mais on a affaire là aux connaisseurs, aux vrais de vrais, fans de longue date qui chantent les paroles et sont heureux de voir ou revoir ce groupe emblématique du rock gothique français.
 
Difficile de fédérer autour des mythiques Tétines Noires.
Trois albums seulement, des rééditions en tirage limité, une promotion par réseaux sociaux assez chaotique. Et, il y a l'histoire : démarrer sous l'égide du label alternatif Boucherie Productions, basculer d'un rock batcave à du rock industriel, le tout avec cette touche si française de la musique décalée, surréaliste… ça n'attire pas les foules. Mythiques ? Oui, mais dans le petit cercle de ceux qui aiment Jad Wio, Excès Nocturne, Nox ou encore Complot Bronswick et Clair Obscur...
Et pourtant, pour cette tournée, on a ce dont on rêve : le retour de Goliam, Entonie et Emmanuelle le chanteur – Comte d'Eldorado à l'époque – au mieux de leur forme. Un batteur est là aussi, parfait dans la façon dont il fait siennes les différentes moutures du groupe. Made In Eric, l'homme pied de micro est également de la partie. Globalement, malgré les années, on s'est bien conservé. Les tatouages de Made In Eric se sont passablement estompés (code barre, patchwork tissu, mention HAUT), Goliam et Entonie sont plus hommes et carrés, le bassiste plus massif que dans le passé. Les visages conservent néanmoins leur attrait, les yeux pétillent et les sourires fuseront régulièrement. Et, il y a Le Comte : cheveux impeccables, bouche tordue, élégance des traits avec ce grand nez et son regard vif. Dans le public, des quarantenaires (ou plus), eux ont pris davantage un coup de vieux (mais pas nous ! Ce sont toujours les autres qui vieillissent, n'est-ce pas ?). Où étions-nous donc les uns les autres il y a vingt-cinq ans, à quoi ressemblions-nous dans nos jeunes années ?

Sur scène sont disposés encens et bougies, les masques de baby skull déployés devant les visages pour le lancement du show, un drap noir pour masquer la partie électronique. Peu de décorations, on n'aura pas le déploiement qui avait fait de la date à Caen (le 28 mai 1994) pour Nature Morte, une apothéose. La formation se glisse ce soir dans les oripeaux d'un groupe de rock. Les titres de la setlist piochent dans les trois disques, assurant un mélange "redoutable" dans les enchaînements. Deux textes inédits viennent en interlude tandis que les morceaux sont joués sans réelles variations, juste une interprétation nouvelle pour ceux de Douze Têtes Mortes, du fait du renfort du batteur et de la prise en charge par la basse et la guitare d'une partie des supports électroniques éruptifs.
L'impression de pot-pourri est forte. Le concert qui est conçu comme un best-of allégé (une heure trente de show incluant les deux rappels) peine cependant à agglomérer les ambiances variées. La poésie à la Artaud, la cruauté folle d'enfants espiègles du premier disque, Fauvisme et Pense-Bêtes, la décadence expérimentale de Brouettes (qui fut l'un des disques kültes dont je rédigeai la khronique sur l’ancienne version de www.obskure.com) et le rock industriel electro de Douze Têtes Mortes : c'est pour le moins bigarré. C'est lors de la promotion de ce troisième album que Goliam avait quitté le groupe. Divergence de vues. Après ce troisième, c'est Entonie et Emmanuelle qui avaient cassé leur beau jouet, partant sur LT-No puis Dead Sexy.
 
À les voir réunis, l'émotion est forte et je me souviens des multiples fois où j'avais eu la chance de suivre ce groupe, son histoire, l'aura de sa présence. Le fan-club mené par Véro et Delphine, les répétitions à l'Hôpital Éphémère, les show-cases chez Agnès B. (2 novembre 1995) ou en galerie (avec cette performance du public invité à écouter un par un, au casque un morceau joué sous une tente pour le lancement de LT-No, galerie RE, 18 juin 2000), les concerts en formation rock (Club Dunois, 28 février 1996) et les présences en festivals (Nuit d'Europe au Pigall's le 10 mars 1995 avec Stamps)... L'idée du split est encore là ce soir, plane au-dessus de la scène. On savait que ça ne pouvait pas durer, entre les goûts de Goliam et l'évolution de ceux d'Emmanuelle, avec le rapport à la scène du chanteur-guitariste et celui du bassiste qui avait su prendre progressivement une place plus rock et partageuse ; le prodrome annonciateur du split était présent. Alors les voir ensemble ce soir, c'est comme une parenthèse en chantier, un conditionnel étendu à l'infini. Les Tétines Noires n'avaient pas d'avenir grand public, en dépit des multiples soutiens (Orlan, Spoerri, Ben, Giorno... : les douze artistes présents sur Douze Têtes Mortes), d'une présence scénique  forte, de morceaux singuliers et beaux et même de clips diffusés ("Tête, Fard et Lombrics", pas joué ce soir et "Freaks"). Condamnés aux marges de l'alternatif.

Ce soir, Emmanuelle tord la bouche, se tire les cheveux, danse sur ses talons aiguilles blancs. Impressionnant, comme son personnage dément est maîtrisé, naturel. Sa voix est parfaite, soulignons-le, à un âge où tant de chanteurs ont perdu leurs repères. Régulièrement, il remercie. Au bout de trois titres, il annonce, un brin ironique : "Nous sommes Les Tétines Noires" comme si, jeune groupe, ils faisaient leur premier show en première partie d'autres formations. Made In Eric reste grave dans sa performance : concentré, yeux fermés, il supporte les vadrouilles d'Emmanuelle, son cou petit à petit marqué par la prothèse qui soutient le micro. Les instruments de pacotille sortent les uns après les autres, théâtre immersif et foutoir dadaïste : un tuyau, un marteau de tête, des verres, une trompe en plastique, des cymbales jouées hors-codes, les accordéons bandonéons d'enfant. Les titres s'unifient progressivement par leurs points communs (même le glam flamboyant de "A different Man", dont les paroles sont révélatrices de la ligne manifeste du groupe) : au-delà des ambiances variées, se retrouve ce goût pour la déconstruction, les pauses qui salopent le rythme, les cassures et les décalages. Le son, bon au départ, se dégrade progressivement, à mesure que le groupe joue plus fort, noyant peu à peu les paroles et les détails. Heureusement, les fans entendent tout et réagissent. HJOLI GATRI.
 
Ce ne sont pas des tubes que Les Tétines Noires auront composés dans leur courte carrière, pas des hymnes, mais des scénettes, un univers aidé par les dessins de Joël, le père omniprésent sur cette période. Ce soir, on replonge avec délices dans ces histoires de forain poivrot, ces contes de clown dépressif, ces poèmes d'enfants-groins.
Voilà. Deux rappels ; nous étions une centaine. Émerveillés et dépités par cette faible affluence, là où l'on aurait souhaité un accueil digne de la légende. Ce n'est pas juste. Merci au festival Pink Paradise de les avoir programmés.
 
Un set DJ consacré à Front 242 tentera de garder dans la salle les derniers noctambules.

 

Setlist approximative
  • 01. Petite brouette sans Allumettes
  • 02. Head Horse
  • 03. Les Roseaux cervicaux
  • 04. N et M (Histoire de Lady Na)
  • 05. Les Captains
  • 06. Hill House + Eleonor
  • 07. A different Man
  • 08. Tête à Tête n°5 (et son sample du film de Jean-Luc Godard, 'Pierrot le Fou')
  • 09. Head is a Killer
  • 10. Washing Head
  • 11. Empire Head Building
  • 12. Streap Teac (?)
  • 13. Et la Lumière roule
  • 14. Fase 1990
  • 15. Freaks
  • 16. Tête abiotique
  • 17. Tête préparée
  • 18. Crazy Horses
  • 19. Eaten Head
  • 20. O'dogo
  • 21. Remerciements à l'association