Lumières Noires... J'avais d'abord commandé un exemplaire à la vue d'une partie du sommaire : Kælan Mikla, SDH, Denuit. OK, ça me parle et il faut soutenir les initiatives. Une fois le numéro reçu, je découvre aussi des chroniques : Anna Von Hausswolff, Ladytron, Glaring, Machinalis Tarantulae, Aveline... Et je découvre tout un tas de formations qui attisent ma curiosité. Surtout, j'ai entre les mains un papier glacé de haute tenue, un petit prix, des visuels en haute définition et un passionné qui prend en photo ses collections de disques. Un point m'intrigue : l'aspect "jeunes et jolies" du numéro qui fait la part "belle" aux femmes. Eh bien, tentons d'en savoir plus. Echange par mail, mise en place d'envies communes pour cette interview, et résultat intéressant. Le deuxième numéro arrive, un troisième est en réflexion, mais l'aventure sera... une aventure à moyen terme. C'est donc le moment de prolonger l'adhésion.
Obsküre : Dos carré collé, joli papier, qualité haute de l'impression, envois par la poste ; tout ça coûte cher. Vous y avez mis vos économies ou bien vous aviez un montage financier clair entre coût, quantité et ventes probables ?
Vincent : Le dos carré collé s'est imposé de lui-même en raison du nombre de pages élevé. Quant au papier et à l'impression, le choix de la qualité a été une évidence puisque cela rendait justice à toute l'iconographie des différents univers artistiques que je voulais mettre en avant. Pour l'aspect pécuniaire, j'ai mis le nécessaire de ma poche. Le prix public pour le fanzine a été calculé au plus juste, sachant qu'une quinzaine d'exemplaires environ est distribuée gratuitement – notamment aux interviewés ainsi qu'à mes proches – et la moitié de ce qui reste est vendu à des disquaires et librairies au prix réel. En rajoutant les frais de port pour certains de ces derniers, je perds de l'argent. Donc, pour résumer, seules les ventes via bandcamp me permettent de limiter les dégâts. Sur un projet de ce type, le risque financier est évidemment présent mais l'envie et le besoin de réaliser ce que j'ai en tête reste toujours plus fort. Ensuite, comme à chaque fois que je concrétise une idée, je croise les doigts pour que les ventes effectuées puissent rembourser l'intégralité ou alors une partie de l'apport financier, afin de pouvoir le réinjecter ailleurs. Avec le premier numéro de Lumières Noires, ça a été assez rapidement le cas.
Vous mentionnez une expérience : est-ce votre premier fanzine, avez-vous déjà participé à d'autres aventures éditoriales ?
Au début du millénaire, avec ma compagne Sophie Vernier, nous avions publié une petite lettre d'infos gratuite tirée à quelques centaines d'exemplaires, pour notre structure associative Vitamin Deficiency Prod. Cela se résumait en gros à un A4 photocopié recto-verso plié en deux avec à chaque fois deux interviews. Il y a eu quatre parutions. C'est aussi sous la bannière de cette association et label que j'ai publié les disques de feu mes projets musicaux Waiting Ad Libitum (1997-2004), Sana (2005-2008) & le plus récent Vigilante (2009-2024), ainsi que trois courts métrages dans les années 2000 et une poignée de vidéoclips DIY. Et puis comme j'ai un rapport plutôt excessif aux choses, récemment et de manière beaucoup plus confidentielle, j'ai auto-édité deux livres bootleg photographiques des Islandaises de Kælan Mikla, de soixante pages, et limités à un exemplaire chacun. On est fondu ou on ne l'est pas.
Quels sont vos modèles ou vos repoussoirs ?
J'ai découvert les fanzines dans les colonnes des petites annonces de R.A.G.E Magazine durant la seconde partie des années 1990. Leur aspect bricolé suintant la passion m'a tout de suite parlé. J'avais l'impression de pénétrer dans un univers secret, caché. Le côté pro de certaines de ces publications amatrices m'a beaucoup troublé et a attisé ma curiosité. Prémonition, Feardrop, Le Scatopode ont été les plus mémorables pour moi et ont clairement contribué à mon émancipation musicale. En ce qui concerne Lumières Noires, je voulais que le visuel des groupes ainsi que l'écriture soient sur un pied d'égalité puisqu'à mon sens c'est d'abord avec l'image que l'on rentre en contact avec la musique. Je trouve que cette exposition graphique manque à la plupart des publications. La répartition entre textes et photos devait donc être le moins bancale possible. J'avais aussi des idées assez précises mais sans savoir si ça allait fonctionner. Les choses ont donc été faites de manière instinctive. L'aspect expérimental de pouvoir jouer et manipuler la matière était également primordial pour moi. J'avais besoin de me salir avec de la peinture, de sentir la colle sous mes doigts et de savoir que je pouvais éventuellement me blesser avec la lame des ciseaux. Je ne me voyais vraiment pas faire un zine entièrement assis derrière un ordinateur. Je ne sais tout simplement pas faire ça.
L'oxymore Lumières Noires est très polysémique : les stars de l'underground sont bien des phares de l'obscur, et on sent aussi un appétit pour la photographie (dans les labos, on utilise une lumière noire) ou le monde de la nuit (en boîte de nuit, les effets lumière noire font partie du jeu nocturne), je me trompe ?
La musique et le visuel sont pour moi inséparables. La présence de ces deux ingrédients est indispensable afin que l'alchimie puisse opérer. L'un ne peut vraiment pas fonctionner sans l'autre. Quand on aborde un univers musical, cela passe d'abord par les yeux. Dire le contraire serait un mensonge. Nous sommes tous d'abord attirés par une photo, un regard ou une pochette. Évidemment les sonorités essentielles viennent ensuite s'imbriquer et impacter l'ensemble, en créant ce puissant équilibre. L'obscurité, quant à elle, avec les multiples visages et directions étranges qu'elle peut prendre, est un lieu dans lequel j'ai rapidement trouvé une forme de sérénité, d'apaisement mais aussi un large sentiment d'excitation ainsi qu'un échappatoire devenu vital. La folie et la magie dominent, sans limites. Depuis l'adolescence, c'est un des rares endroits où je me sens à ma place. Et puis plus succinctement et pour l'anecdote, j'ai aussi une passion pour les tubes d'éclairage de type lumière noire qui, une fois sous tension, modifient la perception des choses et semblent ouvrir une porte sur une autre dimension.
La palette des artistes interviewés ou chroniqués est large, parcourant le spectre des musiques sombres actuelles. Pourtant, avec mes yeux, je remarque la forte proportion de jeunes femmes ; est-ce un hasard, est-ce par goût (tout simplement), ou bien est-ce une mission idéologique / politique pour contrer l'ancienne invisibilisation des femmes dans le monde du rock ?
Aucune mission et aucun message là-dedans. Je parle uniquement de projets ou de groupes dont j'aime profondément l'univers, par lesquels je me sens attiré, avec lesquels un coup de foudre s'est immédiatement produit. Je me laisse guider par mes envies. Le premier gros concert auquel j'ai assisté a été celui de Mylène Farmer en novembre 1989. J'avais douze ans. Par la suite, en traversant les sphères hard, heavy, thrash, death, hardcore, punk, electro, indus, expérimental & black, ma vie a été ponctuée à chaque fois de voix féminines, dans des styles radicalement différents. Aujourd'hui, cela fait plusieurs années que mon attrait pour elles s'est intensifié & que ces vocalistes représentent la totalité de ce que j'écoute. Je n'ai d'ailleurs fait ce constat qu'assez récemment, lorsqu'il a fallu rédiger le sommaire du premier numéro de Lumières Noires. Je n'ai pas vraiment d'explications à ce jour, si ce n'est qu'elles dégagent une sensibilité qui me fascine, une force sans équivalent, une sensualité magnétique que je ne retrouve pas chez leurs homologues masculins. Quant à la jeunesse, le renouveau y a toujours trouvé sa source.
J'aime beaucoup les photos de vos collections, l'objet est primordial pour le rêve et posséder le disque, la cassette, la brochure dans ses mains ajoute au plaisir. Ce que vous collectionnez participe aussi à cette envie de proposer un fanzine imprimé, n'est-ce pas ?
Il m'était impossible de publier autre chose que la version papier d'un fanzine, puisque le numérique me parle peu. Je ne m'en sers que pour aller sur certains sites découvrir des choses en lien avec mes passions, notamment lors des interminables temps morts lorsque je travaillais la nuit, jusqu'à récemment. Pour les objets, qu'ils soient en rapport avec la lecture, le cinéma ou la musique, ils ont toujours tenu une place centrale dans ma vie. Ils m'ont permis de m'éveiller, de m'enrichir d'une manière unique et de faire carburer mon imagination à plein régime. Lorsque j'ai une œuvre musicale entre les mains, j'ai le sentiment d'être au plus près du groupe, presque en fusion avec celui-ci. Le niveau d'informations transmis est exceptionnel. Le digital ne peut pas et ne pourra jamais apporter ça. Durant les années 1980 et 1990, ma mère travaillait dans une vieille librairie (avec options caisse enregistreuse à manivelle, parquet poussiéreux grinçant et lourds rideaux d'acier datant de la guerre) de la petite ville où nous vivions, et dont une partie de l'arrière-boutique était un étrange mélange entre le jardin expérimental et les livres oubliés du vieux propriétaire. Même si je me retrouvais parfois face à une énorme araignée, j'aimais me réfugier dans cet endroit aux allées étroites, haut de plafond, au milieu des livres, juste après l'école – quand je n'allais pas me coller aux rayons du disquaire ou errer dans le vidéoclub quelques vitrines plus loin. J'ai donc littéralement grandi, baigné au beau milieu de tout ça. Quel qu'il soit, un objet me racontera toujours une histoire.
Combien de temps a-t-il fallu entre le moment où vous vous êtes dit "allez, j'y vais", et la réception du colis de fanzines ?
J'ai envoyé la première demande d'interview le dernier samedi de juillet 2024. Je m'étais dis que si je n'avais pas de retour, je ne ferais pas ce fanzine. J'ai reçu une réponse enthousiaste dès le lendemain, qui a accessoirement signé l'acte de naissance de Lumières Noires. Un peu moins de sept mois plus tard, à la mi-février 2025, un transporteur déposait à mes pieds deux colis contenant les fanzines.
C'est rapide. Vous travaillez seul sur ce projet ? Qui vous soutient moralement ? Quel est le rôle exact de Sophie Vernie, mentionnée en première page ?
Je n'ai pas eu de soutien, au départ en tout cas, puisque même mes proches ne savaient pas ce que je préparais. Sophie travaille depuis plus de vingt ans dans une imprimerie en PAO, elle m'a donc expliqué comment scanner les photos et me servir du logiciel de mise en page. Ses conseils et sa pratique ont vraiment été précieux quand il a fallu aborder toute la partie technique sur la fin. Elle s'est également chargée de la relecture des textes, a redimensionné mes photos pour les fonds de page et a réalisé les deux fichiers pdf avant l'envoi chez l'imprimeur. Nous avons travaillé à deux sur la couverture. Sophie était assez sceptique à la base sur le fonctionnement, entre tout mon travail fait à la main (peinture à la bombe couleur sur des photos noir et blanc, découpage des textes au ciseaux, collage manuel avec une colle capricieuse) et mes nombreux inserts photos des groupes en numérique. Le résultat final a donc été une belle surprise pour elle comme pour moi. Au-delà de tout ça, elle tolère mes frasques depuis trente ans et nous avons aussi l'immense bonheur d'avoir ensemble une fille fantastique, qui a récemment soufflé ses treize bougies.
Une histoire commune, alors. Avez-vous une projection sur la périodicité du fanzine ?
Lumières Noires est une publication à la parution irrégulière, dont la durée de vie sera éphémère.
Les groupes chroniqués et approchés, comment les avez-vous découverts ? Qu'est-ce qui fait la richesse d'un parcours musical ?
Sur bandcamp ou discogs, dans la presse spécialisée papier et quelquefois numérique, ainsi que dans certains fanzines. Ou encore en épluchant des programmes de concerts. J'ai également de nombreux labels dans le collimateur. J'essaie d'établir des liens et tente de suivre des pistes pour voir où elles me mènent. Je peux rôder, déambuler et me perdre durant des heures, voire des jours, jusqu'à capter ce fameux frisson qui me parcourt l'échine. Systématiquement ensuite, je me procure les enregistrements des artistes que j'aime en version physique. Au delà de l'engagement et du soutien, posséder une œuvre et pouvoir la regarder, la toucher, la sentir, est un besoin fondamental pour moi. Il se construit une véritable relation intime. Concernant la richesse, je dirais qu'il s'agit avant tout d'une affaire de détails, certainement pas de quantité. Le soin méticuleux apporté à une œuvre qui est souvent invisible pour la plupart des gens. L'énergie brute transmise que l'on reçoit, qui secoue, et qui est capable de déclencher de très grandes et puissantes émotions. L'investissement, le don de soi dans une réalisation. Quand l'artiste met ses tripes, son âme dans sa musique, et que cette dernière te dévore.
Pardonnez-moi, mais je tique un peu sur le prologue car le veilleur de nuit ou docteur en psychiatrie, c'était presque un lieu commun du gothisme dans les années 1980, alors forcément, je n'arrive pas à savoir si c'est de la posture ou du réel ; c'est quelque chose qui vous tenait à cœur ce flou ?
C'est une réalité sur laquelle je me suis permis de donner quelques coups de gomme, autrement elle ne serait pas racontable. Pendant plusieurs années et jusqu'à il y a peu, j'ai travaillé comme aide-soignant dans une unité psychiatrique fermée et c'est effectivement dans ce contexte, pendant les longs temps vides de mes roulements nocturnes, que j'ai découvert la plupart des groupes figurant dans Lumières Noires. Ces musiques et ce travail à l'hôpital avec ces patients ultra déficitaires m'ont conjointement amené à me poser un nombre de questions profondes sur moi-même. C'est un environnement qui te remet à ta place de personne ordinaire et je ne pense plus être la même personne aujourd'hui qu'avant d'être entré dans cet établissement. Un enfermement consenti finalement loin d'être anodin, puisque depuis l'adolescence, je rencontre de grosses difficultés avec le monde extérieur. Je suis devenu au fil du temps quelqu'un de taciturne et tout ceci s'accentue de jour en jour. Au sein de cette bulle médicale parfaitement étanche, j'ai vécu de nombreuses situations extrêmes et passé certains des moments les plus intenses de ma petite vie. Mais, malgré le lot de violences quotidiennes, tout ceci a représenté une énorme expérience humaine pour moi, une véritable aubaine. Et puis il parait que lorsque l'on soigne les autres, on se soigne un peu soi-même... Les photos pour les fonds de page ainsi que pour la couverture de Lumières Noires, ont toutes été prises sur mon lieu professionnel. Malheureusement, cet endroit est aujourd'hui définitivement fermé. En fait, Lumières Noires est à voir comme une courte série de fanzines regroupant essentiellement les instants visuels et sonores de cette période très marquante pour moi, à plus d'un titre, mêlés à d'autres choses plus récentes.
Le numéro 1 est sold-out. C'est déjà un résultat que nous saluons. En plus de cette satisfaction, avez-vous eu des retours ? Un courrier des lecteurs, des groupes qui vous ont contacté ?
Je n'ai eu que de bons échos. De nombreuses personnes m'ont encouragé, apporté leur soutien, que ce soit des proches, des lecteurs – parfois généreux, merci encore à eux – certains artistes présents dans le premier numéro, ou des webzines comme le vôtre qui, en relayant l'info, ont indéniablement donné une grosse visibilité à Lumières Noires. Tout ceci a été galvanisant pour faire un second numéro dans la foulée qui paraîtra probablement vers la mi-novembre. Quant au sommaire du troisième, il est en cours.