Digital Media / Dark Music Kultüre & more

Articles

Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

Image de présentation
Interview
17/12/2024

Mütterlein

"[Sur Scène], j’ai le sentiment que se met en place un processus ou un rituel de 'réparation'." (Marion Leclercq)

Genre : industrial ? / indéfini
Contexte : apparition de Mütterlein sur la scène du Festival Invisible (Brest, novembre 2024)
Photographie : Gweza
Posté par : Töny Leduc-Gugnalons

Mütterlein, référence directe à l’une des chansons de Nico, est bien plus qu’un projet musical obscur terré au cœur des légendes bretonnes. C’est aussi et avant tout une expérience organique et psychologique étonnante, un repli  sur soi et en soi qui absorbe la densité d’un son éprouvant. Si le corps doit lutter contre l’oppression pendant que l’âme se noie irrémédiablement dans les profondeurs, Marion Leclercq, multi-instrumentiste de talent, nous a aussi prouvé - lors de ce Festival Invisible à Brest - que la douleur infligée demeure une voie paradoxale vers le plaisir infini… et la connaissance.

Obsküre : Contrairement à bon nombre d’artistes, j’éprouve le besoin d’enfermer les musiques dans des genres et autres mouvances… Mais dès la sortie d’Orphans Of The Black Sun en 2016, je me suis trouvé bien incapable d’y apposer la moindre étiquette viable… En ne réduisant justement pas Mütterlein à un style en particulier, comment définirais-tu ta musique ?
Marion Leclercq : Figure-toi que j’éprouve également beaucoup de difficulté à la définir moi-même… J’ai tendance à l’appréhender comme de l’indus ; c’est un genre aux frontières extrêmement vastes, d’une part, et l’utilisation systématique aujourd’hui des machines légitime, d’autre part,  cette appartenance… À brûle-pourpoint, il m’est en tout cas difficile d’en dire plus (rires)... 

Durant les années 2000, tu as œuvré au sein de la scène punk-hardcore lyonnaise à travers le groupe Overmars… Que reste-t-il de ces années-là sur le plan artistique ? La musique de tes débuts influence-t-elle encore celle de Mütterlein ?
C’est une évidence… À l’époque, la musique que je pratiquais constituait une énorme vibration, un peu post-Neurosis, une véritable rupture dans mes influences musicales ; c’est d’ailleurs encore une musique que j’écoute beaucoup aujourd’hui, si bien que ce qui m’influençait à cette époque continue tout simplement à déterminer certains choix… Malgré tout, mes influences sont très vastes. Quand j’ai commencé à œuvrer au sein de Overmars, par exemple, j’étais déjà fan de The Cure et je le suis toujours… Et puis, j’ai commencé comme bassiste et si je ne joue évidemment pas de basse sur scène, je considère clairement Mütterlein comme une musique de bassiste. C’est  l’instrument qui crée le plus de vibrations sur scène à travers le fameux "Frigo Ampeg" et qui fait trembler les pantalons… C’est un instrument très ingrat en studio, chiant comme la mort, mais il prend tout son sens sur scène et ce que j’essaie de faire avec Mütterlein, sans toutefois y parvenir complètement peut-être, c’est une musique de "live", c’est-à-dire une musique qui insuffle sur scène une vibration sensorielle des basses fréquences… ça n’a rien à voir avec la notion de section rythmique, la musique que je joue doit avant tout parler aux sens, il faut qu’elle provoque en moi quelque chose d’ordre sensoriel… J’adore justement certains trucs de techno comme certains sons de metal parce que j’y trouve précisément cette même sensation organique…

Tu vis depuis plusieurs années en centre Bretagne, une terre propice à stimuler l’imaginaire païen et la créativité artistique… Dans quelle mesure cet ancrage géographique particulier nourrit-il ta façon d’appréhender la musique ?
Alors j’y vois d’abord un aspect très concret : c’est celui de la place… Quand tu passes d’un appartement de 43 m² à Lyon à une maison de 350 m² en centre Bretagne, cela ouvre forcément des perspectives quand tu pratiques la musique : au lieu d’avoir une machine, tu peux les avoir toutes ; et puis, tu peux surtout jouer quand bon te semble, tu n’es pas obligé d’aller à ton local de répétition pour te mettre au travail… Cet accès plus direct aux instruments et autres machines me permet donc de faire beaucoup plus de musique… Culturellement parlant, c’est une évidence que cet ancrage géographique est très inspirant… La culture bretonne – en particulier dans le centre Bretagne – dégage une véritable force, une vraie puissance, qui n’influence pas directement ma musique sur le plan des sonorités, bien sûr, mais qui, sans aucun doute, m’apporte une matière plus spirituelle à travers cette identité bretonne très forte qui découle de son histoire tragique forgée dans la douleur et qui tire sa force de cette volonté irrémédiable de survivre, coûte que coûte…

Cinq années séparent Orphans Of The Black Sun et Bring Down The Flags, sorti en 2021. En dépit d’une filiation évidente,  ces deux albums s’avèrent toutefois très différents… Quelles sont les caractéristiques qui différencient fondamentalement ces deux opus sur le plan musical ?
Du point de vue de la composition pure, hormis les cinq années qui les séparent, peu de choses les différencient réellement. La différence d’approche concerne surtout le choix des instruments, raison pour laquelle Bring Down The Flags sonne plus métallique, plus agressif dans le rendu sonore alors que Orphans Of The Black Sun était le fruit d’une approche beaucoup plus acoustique. Pour ce premier album, j’avais surtout en tête l’image de femmes ou de sorcières qui dansent autour d’un feu, un peu comme à la fin du film The Witch, où l’on voit ces femmes s’envoler autour des flammes… Je voulais restituer quelque chose d’un peu tribal avec l’utilisation de tambours. Pour Bring Down The Flags, j’étais déjà arrivée en Bretagne et l’image que j’avais en tête était plutôt celle extraite du Chant des Loups tourné en partie à Brest où l’on voit l’immersion du sous-marin… Le premier morceau, "The Descent", en est la parfaite illustration : il capte cet instant de légère angoisse claustrophobe où tu fermes le sas du sous-marin et que tu amorces la descente… C’est précisément cela que j’avais à l’esprit… Souvent, quand je fais un disque, je suis très influencée par une image qui me permet de poser le cadre du disque sinon j’aurais tendance à m’éparpiller… Pour donner de la cohérence à l’ensemble, il me faut donc focaliser sur une simple représentation…

D’où proviennent cette colère et ce désespoir qui traversent Bring Down The Flags et notamment le morceau "The Descent" ? N’y a-t-il vraiment plus aucun espoir ? Notre chute est-elle inexorable ?
(Rires) C’est toute la beauté de la chose : la lumière vient toujours des ténèbres les plus profondes… Les formes artistiques les plus sombres ont cette vertu de pouvoir te confronter à ces émotions qui te permettent de te recentrer, d’être davantage connecté avec le monde et de te sentir, en définitive, plus vivant…

À la sortie d’Orphans Of The Black Sun, la configuration de Mütterlein sur scène était celle d’un véritable groupe de quatre musiciens. Tu es aujourd’hui seule à assurer l’intégralité de tes prestations. Comment as-tu abordé cette transition radicale ? J’imagine qu’il est nécessaire de faire table rase du passé dans ces cas-là…
Pas vraiment en fait, car Mütterlein, à la base, n’avait aucune vocation à être porté sur scène. Quand le projet est né à Lyon, j’étais entourée d’amis musiciens et lors d’une soirée, je me suis retrouvée à faire une prestation avec deux amis, Thibaut et Pierre, qui avaient, eux aussi, leur propre groupe, Carne. Comme on s’était bien marré, on a décidé d’en refaire quelques autres et c’est ainsi qu’est née l’aventure de Mütterlein en live… Quand je suis venue m’installer en Bretagne, il m’a fallu retrouver des musiciens pour permettre aux titres du premier album de s’exprimer sur scène mais pour Bring Down The Flags, l’album a été pensé, de ce point de vue, différemment ; si bien que je n’avais plus besoin d’impliquer qui que ce soit. J’aurais pu mettre en place une configuration à plusieurs mais comme je souhaitais moi-même disparaître sur scène, il eût été paradoxal de rajouter des musiciens… Je souhaiterais juste qu’on ne voie plus qu’une silhouette et que son identité ne soit pas une question fondamentale. Peu importe au final qui joue.

Les concerts de Mütterlein ont cela d’exceptionnel, c’est qu’ils se vivent intensément de l’intérieur. À chacune de tes prestations, le public bouge peu ou pas du tout, ose à peine parler ou applaudir ; chacun se replie sur soi et semble s’isoler du monde pour faire corps avec toi… Personnellement, j’éprouve toujours le besoin de prendre le temps avant de revenir parmi les vivants et de digérer toute la charge émotionnelle qui accompagne tes performances. Je me sens un peu comme Orphée revenant des enfers, et tu sembles toi-même dans un état second… Nous nous connaissons bien et pourtant, je ne te reconnais plus quand tu montes sur scène (rires)… Comment vis-tu tes concerts sur le plan personnel et émotionnel ?
Chaque prestation est très intense mais quand je monte sur scène, je n’oublie jamais que je suis sur scène, qu’il y a des gens devant moi ; j’essaye donc de donner un maximum de choses et, paradoxalement, de disparaître derrière toutes ces choses… Les concerts me vident émotionnellement. J’ai longtemps cru que tout cela était d’ordre cathartique mais, en définitive, j’ai davantage le sentiment que se met en place un processus ou un rituel de "réparation". La catharsis, c’est sans doute plus approprié à ce que je ressens quand je suis seule et que je compose… Pas devant les gens… C’est une question de pudeur, je ne fais pas l’amour sur scène…

Tu as fait de la faucille ton emblème… Quelle est la charge symbolique de cet objet au point de lui donner, sur la scène, une place prépondérante ?
Ma rencontre avec cet objet est le fait du hasard. Je faisais les toutes premières photos de Mütterlein quand je me suis retrouvée dans un endroit où étaient entreposés plein d’outils parmi lesquels se trouvait une faucille : je la trouvais belle et en glanant des renseignements sur cet outil, j’ai appris qu’il servait à élaguer, à couper les têtes en quelque sorte… je trouvais par ailleurs qu’il renvoyait beaucoup à l’univers de Lilith et de la Lune Noire. J’avais trouvé mon poignard et ce n’était un objet qui transperçait mais bien qui élaguait. On coupe tout ce qui dépasse (rires)

"My War", présent sur le premier album, est vraiment un morceau extraordinaire qui est très rapidement devenu un incontournable quand je veux faire découvrir Mütterlein… Que peux-tu m’en dire ?
C’est un morceau très simple - trois notes -, très direct ; il commence tout de suite, le texte est déclamé d’une traite et il s’agissait vraiment pour moi, à l’époque, d’un morceau exutoire…

D’où vient cette idée de rupture à la fin ?
Cet apaisement apparent à la fin est l’expression de ma victoire. Cette guerre, je l’ai gagnée… mais ce n’est pas une belle victoire triomphante, ce qui explique l’ambiance mélancolique et passablement triste. Il n’y a pas de belle guerre, mais je suis vivante...

Je sais combien ce projet est une expression très personnelle et intime de ta personne mais n’as-tu jamais pensé à solliciter certaines collaborations artistiques ?
Je collabore sur scène avec Treha Sektori ; nous aimons beaucoup jouer ensemble et, si nous sommes tous deux très accaparés par nos projets respectifs, il n’est pas impossible qu’un jour ou l’autre nous composions de concert… C’est en tout cas le genre de collaboration qui pourrait fonctionner. Ensuite, je peux m’investir sur d’autres projets dans lesquels j’essaye plutôt de me mettre au service des autres sans marquer ces contributions de l’identité forte de Mütterlein… Quoi qu’il en soit, je ne pourrais entreprendre ce genre de travail qu’avec un artiste dont l’univers se marie parfaitement avec le mien...

Si je te demandais de ne sauver qu’un seul morceau de Mütterlein… Lequel et pour quelles raisons ?
Aujourd’hui, je te répondrai "Requiem", le morceau final de Bring Down The Flags… Peut-être d’ailleurs parce qu’il s’agit du dernier titre et qu’il annonce, de fait, l’avenir… Sans doute aussi parce que c’est un morceau qui me procure beaucoup de plaisir sur scène, que je ne me lasse toujours pas de jouer… Si tu m’avais demandé quel morceau je ne souhaitais surtout plus jouer, c’eût été plus facile (rires) mais je ne répondrai pas à cette question (rires).

Que peut-on attendre de Mütterlein à l’avenir ?
Le prochain album est quasiment fini et sortira courant 2025, toujours chez Debemur Morti Productions… On se situera dans la lignée de des deux autres albums, même si, cette fois-ci, l’écart sera moins important.