C'est avec grand plaisir qu'on retrouve Manufactura avec cette très longue rétrospective de vingt titres, composée de versions alternatives, remixes et prises inédites. Pas des fonds de tiroir : l'essentiel du projet est présent, ce qui faisait sa force. Une hellektro dark comme beaucoup en jouaient au tournant du nouveau siècle, mais avec une singularité : la diversité et les pulsations des sous-courants.
En 2023, l'artiste avait déjà sorti une compilation assemblant des morceaux de ses divers projets (Manufactura / Karloz Manufactura / Broken Fabiola...) sous le nom It Catches My Heart In It's Hands (Selected Works 2005-2019). Désormais, cette rétrospective annonce aussi une collaboration entre Karloz et Pedro d'HIV+ et UPR... La musique de Karloz M, le Colombien installé à Los Angeles (mais à la vie faite de vadrouilles) est dansante, avec des temps suspendus, plus sombres : ainsi le break minimaliste de "Wild Heart Knives for wild Hearts lives" donne un regain de noirceur, de profonde mélancolie. "Parallel Worlds" est aussi une balade aux relents cold indéniables. Et son electro puise dans tout ce qui fait grincer comme les parasites et les pulsations saturées de la harsh noise : remixes par Iszoloscope ou Converter, "Mekanika Symetrika" qui est dédié à Esplendor Geometrico.
Personnalité typique des réseaux sociaux, sa carrière s'est aussi travaillée avec des mauvais plans : controverses sur son recours à la violence, sur les accointances autoritaires et la misogynie, jeu sur sa perte d'audition alors qu'il était encore jeune (une sale amibe bouffeuse de cerveau), un goût pour les vilains (Bukowski, les films de Lynch) et pour la provocation visuelle (album As They Drowned In Their Lies) : alors que ces éléments sont des classiques dans ces genres musicaux, la réputation est faite et Karloz va en jouer, acceptant l'étiquette de "personnage controversé". Toute publicité est bonne à prendre.
Pourtant, il fait aller chercher derrière ces facilités (promotionnelles, certes, mais pas faciles à vivre) pour apprécier la richesse du bonhomme, ces envies non restreintes, son observation du monde. Lui, il était parti d'une envie de spoken word, associée au culte des premiers labels indus-electro. De là, des titres étonnants dont on retrouve trace ici ("Canto Gypsy", "Rise II" mécanique et conté).
Majoritairement instrumentaux, les morceaux se permettent la fantaisie de la voix : mais quelle voix ! L'hommage à Neubauten sur "Salamandrina" pousse le chant dans des profondeurs à la Laibach, magnifiquement servies par des volutes de cordes et de claviers tout en légèreté. LexIncrypt assure aussi sur la relecture de "Die tonight" aux vocaux sursaturés mais dont le volume est traité à l'inverse de la scène, en murmure plutôt qu'en cris. On retrouve cette manière inhabituelle de procéder sur "A Killer" qui invite Erk Aicrag (Hocico / Rabia Sorda).
Les passages cinématographiques fonctionnaient eux aussi pleinement, étendant la carte de ce touche-à-tout ("With fervent Resurgence", "Rise I" aux voix féminine et masculines bien tempérées, "The black Widow & the Serpent King"). Il y a enfin ces titres qui basculent jusque dans l'ambient comme le phénoménal "They embrace the Harbingers of non-Existence" de dix minutes, assurément le point-clé pour saisir une partie des nuances de sa musique.
Puisant dans des origines métissées, adepte de la non-stagnation, Karloz M. a parcouru plus de vingt ans d'expériences musicales. Avec cette dense compilation, espérons que son apport aux scènes mentionnés ne sera pas oublié.