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Livre
27/10/2022

Martin Aston

À Contre-Courant | l'épopée du label 4AD

Editeur : Allia
Genre : histoire d'un label
Date de sortie : 2022/09/22
Note : 90%
Posté par : Mäx Lachaud

C'est un travail impressionnant qu'a fourni Martin Aston dans ce livre initialement paru en 2013 et traduit par Eric Tavernier pour cette première édition française. Plus de huit cents pages pour raconter l'histoire d'un label indépendant incontournable : 4AD. S'inspirant du modèle de Factory, Ivo Watts-Russell, son maître d'œuvre, a su donner autant d'importance à l'esthétique qu'à la musique, avec ses collaborations avec les talentueux Vaughan Oliver, Nigel Grierson et Chris Bigg, et a imposé un son post-punk sombre, atmosphérique et tourmenté, où les voix féminines ont été mises à l'honneur. Un parcours dans le catalogue est étourdissant, tant Ivo a fait découvrir des formations majeures : Bauhaus, Modern English, The Birthday Party, Cocteau Twins, X-Mal Deutschland, Dead Can Dance, Throwing Muses, Pixies...

Pour encadrer son ouvrage, Aston a fait le choix de s'attarder sur le titre-phare "Song to the Siren" de This Mortal Coil. Une reprise de Tim Buckley devenue un morceau essentiel de l'histoire du label et la chanson préférée de David Lynch. Il a également rencontré un nombre impressionnant de musiciens pour qu'ils apportent leurs éclairages et leurs témoignages parfois très contrastés (Clan Of Xymox par exemple) : Ivo bien sûr, mais aussi Matt Johnson, Robin Guthrie, Graham Lewis, Anja Huwe, Mick Harvey, Richenel, Brendan Perry et bien d'autres. Chaque chapitre se focalise sur une année dans un ordre chronologique évident, avec l'un d'entre eux entièrement dédié au graphiste Vaughan Oliver. Les années qui suivent le départ d'Ivo en 1999 sont traitées plus brièvement car, mises à part certaines signatures qui renvoient à la grande époque (Piano Magic, Scott Walker...), on est surtout sur des rééditions et des coffrets pour faire vivre le catalogue.

À Contre-Courant se base donc sur la personnalité d'Ivo, et sur les sorties successives du label pendant ses deux premières décennies. Loin de l'image idyllique, c'est plutôt le portrait d'une famille dysfonctionnelle qui nous est présenté, avec son lot de couples toxiques, de drogués et de maniaco-dépressifs. Les problèmes contractuels ou d'égo sont largement mis en avant, et pas que ceux bien connus avec Cocteau Twins (les abus de speed et de laque, on pourrait dire). Néanmoins, cela n'enlève aucun charme à une démarche où l'intégrité et l'art priment. D'ailleurs, dès qu'un groupe devenait trop commercial, il partait en général sur un autre label. Né en 1954 et issu d'une famille aristocratique sur le déclin, Ivo n'a jamais quitté ses goûts pour la folk américaine et l'acid rock (les reprises de son super groupe This Mortal Coil), même après la bourrasque post-punk qui changera définitivement sa vie (notamment Joy Division, Wire, Siouxsie & The Banshees ou Chrome, qui lui donnera l'envie de monter un label). 4AD va alors chercher à mettre en sons des rêves angoissés qui pourraient sortir de l'imagination de Francis Bacon, Andreï Tarkovski, David Lynch ou des frères Quay (dont la collaboration avec His Name Is Alive rendra Ivo très fier).

Avec Bauhaus et The Birthday Party, le label se fait d'abord l'initiateur d'un rock gothique tout en guitares stridentes et atmosphères apocalyptiques, un son souvent jugé sépulcral et dépressif (Mass, In Camera, les débuts de Modern English ou de Wolfgang Press), avec un goût certain pour l'expérimentation (les side-projects des membres de Wire, Colin Newman, Graham Lewis, Bruce Gilbert). Ce romantisme noir va prendre une nouvelle tournure dès la parution des premiers disques de Cocteau Twins en 1982. Le label va alors devenir le spécialiste des climats éthérés et synthétiques, avec toujours une prédilection pour les musiques définitivement tristes et mélancoliques (même si Colourbox fait figure d'ovni par rapport aux autres formations en ce milieu des années 1980). Les signatures américaines (Throwing Muses, Pixies, The Breeders) puis le shoegaze (Pale Saints, Lush) vont amener 4AD brillamment vers les années 1990 avant que les groupes ne se séparent ou n'implosent les uns après les autres ; et que les tentatives de faire perdurer l'identité du sonore du label (His Name Is Alive, Swallow, The Glee Club...) ne se révèlent pas à la hauteur, ou encore que les nouvelles signatures (Red House Painters, Heidi Berry, Lisa Germano, Mojave 3, Michael Brook) aient été trop disparates pour maintenir une cohérence forte.

Au fil des pages, on se délecte de l'humour de Vaughan Oliver ou du franc-parler d'Ivo. On est impressionné par le nombre de chefs-d'œuvre alignés (et des artistes qu'on a souvent rencontrés et discutés dans Obsküre) et on suit les évolutions de groupes qui ont su toujours se renouveler et se remettre en question (Dead Can Dance, The Wolfgang Press...), tout en revenant sur des disques magnifiques un peu oubliés aujourd'hui, comme le Sleeps With The Fishes de Michael Brook et Pieter Nooten, et les gros succès inattendus ("Pump up the Volume" de M/A/R/R/S, "Cannonball" de Breeders ou "The ubiquitous Mr Lovegrove" de Dead Can Dance). On y apprend aussi que PJ Harvey, The Sundays et même Ministry et Divine ont failli être signés sur le label, que Peter Murphy et Scott Walker auraient pu figurer sur le Filigree & Shadow de This Mortal Coil ou que la baignade nue du film Walkabout de Nicolas Roeg ont fait partie des influences de Vaughan Oliver ! On a surtout l'impression de vivre l'aventure de l'intérieur, quelque part dans les bureaux d'Alma Road avec tout ce personnel habillé de noir et aux cheveux ras ou crêpés. L'ouvrage soulève aussi beaucoup de questionnements sur l'industrie musicale et comment garder un certain contrôle sans y laisser des plumes. Ivo en a laissées quelques-unes mais son empreinte reste impérissable, alors qu'il continue sa vie bien tranquillement dans le désert du Nouveau-Mexique, seul avec ses trois chiens et sans nostalgie aucune.