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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
15/05/2019

Mona Soyoc

"Je veux terminer le nouvel album de Kas Product"

Photographies : Sophie Alyz (2011)
Posté par : Emmanuël Hennequin

Dessiner l’après, tout un parcours. La disparition est récente : Spatsz, au civil Daniel Favre, était le faiseur du robotisme de Kas Product, ce truc dansant et dur qui prototypait l’electro-clash. Les années 1980 sont l’écrin des sorties officielles du groupe afterpunk d’origine nancéienne. Trois formats longs, et puis le crash. Années 2000 : le duo retrouve la scène et dans l’arrière-cuisine, il se trame des choses. Elles y restent.
La lumière s’est éteinte début février 2019. Mona, coéquipière de l’homme des machines, reste face à l’absence et l’épineuse question du devenir. Quoique le vide laissé par Spatsz sur le plan humain engendre de douleurs et de difficultés, l'homme laisse aussi des choses en héritage. Musicalement, et jusqu'en cette année 2019, quel qu'ait pu être son statut public, Kas Product a tout été sauf un astre mort. Sa résurrection live, début XXIème, n’a certainement pas figé le duo dans une action nostalgique
stricto sensu. Ils ne voulaient pas entendre parler de nostalgie. Les deux protagonistes principaux, au contraire et de tout temps, sont restés par essence des êtres créatifs : de la matière nouvelle a été composée et existe. Un nouvel album a été envisagé, et Spatsz et Mona travaillaient dessus il y a encore peu.
À notre demande, Mona a accepté de partager l’état d’esprit qui est le sien ces jours-ci. Qu’elle en soit remerciée, chaleureusement. Force d’esprit, plus encore que courage. Donner du sens et rendre hommage, c’est d’abord finir ce qui a été commencé. Ces mots sont les siens.
 
Obsküre : Le 23 mars 2019, tu as laissé entendre via un post sur Facebook que les derniers travaux de Kas Product ne resteraient pas lettre morte (NDLA : "KaS Product will deliver the next album no matter what or who!  The Show Must Go On!"). Ça veut dire que vous aviez suffisamment progressé avec Spatsz avant sa disparition pour que tu puisses espérer aujourd’hui aboutir les  travaux ?
Mona Soyoc : J’ai des maquettes. Le problème qui se pose est de se donner les moyens de refaire et finir. Voir avec quels musiciens je pourrais réaliser tout cela.  
 
As-tu des idées sur l’avec qui ?
J’ai quelques pistes. Fatalement ce ne sera pas exactement ce que nous devions faire avec Spatsz mais cela restera du Kas Product. C’est un projet que nous avions commencé, pour de vrai, et il est important pour moi de finir ce travail. Nous avions certains morceaux en chantier depuis plusieurs années. Des fois, tu reprends des trames qui datent de dix, parfois vingt ans et puis un jour comme ça, c’est leur heure : leur jour vient (rire discret) ! Bref - j’ai envie de défendre tout ça : les textes ont de l’à-propos et il y a une énergie dans ces choses, c’est très contemporain.


 
Est-ce depuis que vous avez remis le couvert en concert, vers 2005, que vous deux avez recommencé à travailler sur de la composition originale ?
Pas vraiment, c’est antérieur. Malgré notre séparation, nous avions continué à travailler ensemble, par périodes. Le mode opératoire variait : soit nous procédions à distance, soit nous nous retrouvions pour des sessions durant lesquelles nous créions, nous nous enregistrions et faisions des maquettes. Je dispose même d’un album entier que nous avons fait par le passé et qui n’est jamais sorti… En dehors de  cette chose, nous avons des tas de morceaux travaillés séparément et qui n’ont jamais été publiés eux non plus. Pour le prochain album, il y a donc la possibilité de sortir une collection d’originaux complètement inédits, récents ou non. Certains datent de vingt-cinq ans, et Spatsz et moi les aimions. Nous voulions les actualiser et les porter à la lumière.
 
À quel niveau estimes-tu le travail à réaliser pour aboutir ces maquettes ?
Pour certains morceaux, il ne reste pas grand-chose à faire, un peu de production sans doute… mais en gros, tout est là.
 
Les fans de Kas Product seront heureux et rassurés que tu te mettes en position de terminer les nouveaux enregistrements. En même temps il y a le contexte, il faut trouver l’énergie pour le faire. Rien d’évident…
Oui, il faut trouver l’énergie, les gens et... les moyens ! Je n’ai pas encore officiellement démarché, le temps n’est pas venu. Il y a des choses à gérer sur le plan émotionnel, entre autres. Toute une configuration à revoir.
 
Tu viens d’évoquer un album de Kas Product jamais sorti. Qu’est-ce qui a fait que ça ne sorte jamais ?
À l’époque, Spatsz et moi étions tous deux dans des sphères différentes. Ça ne s’est pas fait non plus parce qu’en plus de ça, à ce moment-là, nous étions déconnectés du business.  

Y a-t-il eu du regret, alors ?
Non, pas vraiment de regret, mais la conviction est demeurée que c’était bien (petit rire) et que ça vaudrait la peine d’être partagé. Il y a un vrai potentiel dans ces choses.

Ces sources précises alimenteront-elles le prochain album ?
Il n’y aura pas forcément des compositions de ce disque-là sur le prochain mais… des morceaux d’il y a vingt-cinq ans restés inédits, ça oui, potentiellement. Ce sera intéressant je crois. Ils n’ont pas vieilli.
 
Mais... et tes voix ? Conserveras-tu des prises anciennes pour cette sortie ou imagines-tu refaire le chant en studio, exprès ?
Ce seront certainement des voix enregistrées en studio exprès. 
 
Où en est ta relation avec ta voix aujourd’hui ?
Par rapport aux années 1980, je me sens plus en maîtrise. Lorsque je veux en jouer, j’y arrive mieux. Cela dit, je n’étais pas forcément frustrée par les limites qui étaient les miennes dans les années 1980. Il m’arrivait souvent de me surprendre moi-même. Je chantais, réécoutais et je me disais "mais… comment est-ce que j’ai pu faire ça ?" (rire) Derrière, pour certaines parties, j’en arrivais même à travailler ma voix pour refaire ce que je venais de poser juste avant (petit rire) !
 
À quel point le jazz a-t-il influé sur ton approche vocale, techniquement comme en sensibilité ?
J’ai été influencée par le jazz, à travers mon père. Et puis dans ma famille, le rock était très présent car nous étions à Londres dans les années 1960. Nous regardions les émissions telles que Top Of The Pops, où passaient tous les groupes rock de l’époque. The Beatles, les Stones… J’ai donc baigné dans les deux univers. Le fait d’écouter du jazz m’a sans doute donné une autre conception de l’utilisation de ma voix. Je me libère des accords… Parfois nous sommes sur des accords mineurs ou majeurs et moi, je vais chercher une septième. Mon rapport à l’harmonie a bougé par le jazz mais sans que ce soit spécialement réfléchi, c’est plus spontané qu’autre chose chez moi… je n’ai pas étudié la musique, tu sais.
 
Tout s’est fait au ressenti dans Kas Product ? Tu n’écrivais donc rien ?
Non, rien – tout se faisait à l’oreille. Nous connaissions vaguement les accords avec Spatsz. Lui me demandait de poser les choses ci ou là, et moi j’avais des bases à la guitare mais… mes voix, c’était tout à l’oreille.

Il y a des espaces-temps dans votre production. Entre vos deux premiers albums, il s’est écoulé un laps très bref. Votre synergie a-t-elle bougé fondamentalement entre ces deux disques ou pour toi, est-ce un peu le même moment ?
Ce que je pense, c’est que ce sont deux temps complètement distincts. (Silence.) Oui, c’est ce que je pense. Le premier album (NDLA : Try Out, produit comme le second avec Gérard Nguyen et sorti en 1982) s’est fait dans un contexte particulier : nous ne savions absolument pas comment ni où nous sortirions ce disque et nous aurions très bien pu le publier nous-mêmes mais… nous avons cherché une maison de disques sur Paris, et RCA nous a signés en licence. Pour le deuxième album (NDLR : By Pass, 1983), nous étions déjà sous contrat : la maison de disques était de la partie et du coup c’était très différent… parce qu’au départ, je crois me rappeler que nous n’avions même pas prévu un deuxième album (rire) ! Du coup nous nous sommes retrouvés dans cette dynamique : bon, eh bien voilà on fait des albums maintenant (rire) ! Nous ne nous projetions pas excessivement, à l’époque, mais nous faisions beaucoup de musique. Les choses, en fait, se sont présentées à nous. 

Saisissant, ce miroir inversé entre l’époque où il vous restait tout à faire, vous deux, et aujourd’hui où tu te retrouves avec toute cette matière avancée et à finir éventuellement accompagnée par d’autres…
Oui… c’est paradoxal. 

Votre robotique musicale a été le fruit des efforts de Spatsz. De ce point de vue, il peut être perçu comme un moteur pour Kas Product, qui carburait parce que toi, tu alimentais. Mais est-ce que cette répartition des rôles et des énergies te semble avoir été si franche et éventuellement constante dans le temps ?
Non, ça a bougé. Au départ, nous jouions ensemble. Beaucoup plus. Après, quand sont venues les machines, les séquenceurs, les ordinateurs, Spatsz a commencé  à travailler davantage de son côté, à programmer et créer plus, à faire de la recherche sonore... il me proposait des bases et je réagissais. Et moi, je repérais ce qui me plaisait et me concentrais sur certaines de ses propositions, je lui en faisais part. Et nous concentrions nos efforts sur celles-ci.
 
N’as-tu jamais été, toi, dans le désir de t’approprier plus fort le sampler, le synthétiseur ? Ça ne t’a pas turlupinée ?
Si, mais… même si j’aime beaucoup ça, j’ai beaucoup moins de patience. L’autre problème est l’investissement : il faut du matériel. Néanmoins j’ai pas mal appris à utiliser les ordinateurs.  
 
Es-tu aujourd’hui en position de te dire : je veux / je peux travailler pour toi-même ?
Disons que je ne l’exclus pas. Par le passé, j’ai travaillé avec d’autres gens, par exemple un artiste de musique contemporaine, Frédéric Lagneau. Ensemble nous avions monté tout un projet uniquement à base de samples – et c’était tellement décalé, à l’époque, que les quelques maisons de disques avec lesquelles nous avions des contacts ne savaient pas comment travailler cette matière. Il ne s’est donc rien passé. Mais pour moi, c’est quelque chose qui, aujourd’hui encore, est assez révolutionnaire. Une approche musicale très libre, singulière : Frédéric était virtuose au piano et son jeu combiné aux samples aboutissait à des espaces sonores extrêmement étranges. J’ai travaillé avec d’autres personnes (NDLA : avec par exemple les nancéiens Variety Labmais pour l’album Team Up, ou encore Arnaud Rebotini [Blackstrobe]) mais ce projet-là, avec Frédéric, est un de ceux auxquels je tiens le plus. J’aimerais le voir sortir un jour. Malheureusement Frédéric est décédé des suites d’un cancer. Moi, j’ai toujours les maquettes et des choses restent à faire pour honorer ces choses. J’y ai pensé aussi. J’y pense.
 
Tu portes aujourd’hui sur tes épaules beaucoup de choses que tu as fait naître avec des gens qui, eux, ne sont plus là... or ta façon d'exprimer les choses laisse entrevoir un besoin de finir l'existant avant de passer à autre chose. Un peu comme un passage que tu devrais prendre.  
En effet. Mettre les mots est difficile. Ce qui est sûr c’est que je suis en phase avec les choses que nous avons préparées. Dans la tête, je me sens prête à réfléchir à ce que je peux faire de ces choses. En ce qui concerne Kas Product, je veux les défendre afin d’honorer la mémoire de Spatsz, et dans ce que Kas Product serait aujourd’hui. J’ai moi-même toujours été passionnée par le son.
 
Spatsz, en quelques mots, c’était qui ?
Quelqu’un de passionné par la musique et le son. Il s’inventait un univers. C’était un être d’intégrité, de loyauté. Il avait une ligne de conduite. Je pouvais compter sur lui.
 
Etait-il rigide dans sa vision ou faisais-tu partie de ces gens qui, éventuellement, parvenaient à le rendre malléable ?
Des fois il y avait des discussions (rire), d’autres fois des… négociations : sur les structures, par exemple... alors nous nous mettions d’accord. Parfois j’entendais des choses et lui demandais de se diriger vers elles. Il fallait de temps à autre que je lui démontre la validité de ma proposition, pour qu’il accepte… ou non ! Au début, il était sans doute plus souple mais quand il s’est mis à élaborer et aboutir davantage, il était certainement plus difficile pour lui d’accepter de changer de route. On s’attache fatalement aux choses que l’on fait.

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Remerciements spéciaux :
Mona (amore) & Sophie Alyz pour nous avoir confié sa série de photos et autorisé leur publication.
Allez voir le blog de Sophie ici.

Diskögraphie [albums]
  • Try Out (1982)
  • By Pass (1983)
  • Ego Eye (1986)
  • Black & Noir (Compilation) (1990)