Nick Cave ne rend pas les armes. Arrivé à un âge où beaucoup ont épuisé leur flamme et s’accordent une retraite, le crooner passé par tous les excès et tous les drames n’a pas ralenti la cadence et continue de livrer une à deux fois par an des présents à sa cohorte de fans. Cette année, après les dates de 2023 pour le livre Faith, Hope & Carnage, il a d’abord exhibé ses travaux de céramiste avec des "fèves géantes" sur les dix-sept stations du diable (je suis loin d’être fan). Il a ensuite mis en place une nouvelle et belle tournée internationale (avant même la sortie du disque), sorti la bande-originale du film Back To Black composée avec Warren Ellis, a donné une soirée au Grammy Museum de New York en août, et il salue l’arrivée prochaine de l’automne avec cet album, son dix-huitième sous le nom de Nick Cave & The Bad Seeds.
L’orchestration de "Song of the Lake" ranime des passades dans un style pompier qui ne magnifie pas à mon sens une esthétique ; on se souvient du tournant de The Good Son (1990) qui avait permis une ouverture stylistique et officiellement largué les aspects les plus mutilatoires de The Birthday Party. Ici, cette tonalité symphonique fait plaisir aux musiciens mais camoufle le talent. Son pendant, le court final d’une minute ("As the Waters cover the Sea") frise aussi l’escroquerie, mais c’est surtout parce qu’entre temps on aura eu des moments magiques.
Il faut donc, à mon sens, ouvrir le disque avec le fabuleux titre éponyme, "Wild God". La montée en puissance étonne autant que celle réussie par les Yeah Yeah Yeahs sur "Sacrilege", mais ce qui compte, c’est surtout la délicatesse de première moitié de ce long titre : la frappe de la batterie, le clavier en nappe discrète, les notes à peine posées de la guitare mettent en orbite une voix active dans sa diction chantée, variée, prenante, rythmée et sensuelle. Un énorme moment de sa carrière de chanteur-conteur. Nick est totalement engagé dans ce morceau, s’est mis au service de ses idées, sans cadre ni contrainte. Et, si on retrouve des éléments aperçus, le titre sonne neuf et expérimente un nouveau domaine.
Avec "Frogs", la surcharge d’effets noie la mélodie pourtant avenante portée par la basse, très bien intégrée dans le mix sur le démarrage, puis l’instrument subit à la fois les envolées des cordes et le lyrisme d’un Nick Cave retombant dans ses figures classiques (répétitions, envolées vers les cieux…). Je ne peux m’empêcher de penser au titre "Hallelujah" sur No More Shall We Part (2001). Entre les bandes originales, Grinderman, les collaborations associées à sa carrière "solo", les lectures, il est difficile de ne pas se répéter et de trouver le ton juste. Leonard Cohen réussissait, mais en étant bien moins prolifique. Nick Cave a besoin de l’empreinte d’un comparse et le duo créatif qu’il forme en compagnie de Warren Ellis (après ceux avec Blixa Bargeld et Mick Harvey) trouve ses limites.
Malgré ses idées de sample et ses touches rythmiques innovantes, en dépit du retour de la grande Anita Lane (et les fans savent ce que cette présence implique), "O wow o wow (How wonderful She is)" ne me convainc pas plus...
"Joy" me contente et me pousse presque à rédiger des phrases pour en dire du bien, tandis que surgit "Final Rescue Attempt", qui lui est un cran au-dessus : immédiat, accrocheur ! La basse en volutes est de nouveau de mise, mais accompagnée d’arrangements forts et maîtrisés : pas de nunucheries (malgré cette déclaration si clichée de promesse d’amour éternel). C’est la beauté qui prime, naturelle, efficace, aidée par des "pom-pom-pom" féminins tellement sixties (les mêmes qu’adoubent Phillip Boa ou encore Baxter Dury). Du travail de professionnel !
À peine remis des émotions, "Conversion" démarre et je maudis Nick de ne pas avoir drastiquement évincé les titres que je juge faibles : comme lors de la découverte de "Push the Sky away", on saisit immédiatement la portée viscérale et spirituelle de cette composition. Ensuite, opérant un écho avec "Wild God", Nick renverse l’ambiance et bascule dans le gospel frénétique. Enfants, femmes et mise en retrait de sa propre voix enthousiaste, c’est une des grandes réussites de cet album, le moment où le chroniqueur est forcé de reconnaître l’aura et le génie.
Cinq ans après Ghosteen, le groupe parvient donc à donner des gages de créativité : "Cinnamon Horses" débute avec ce handicap de l’orchestration trop riche et de la redondance, mais parvient à modifier l’approche sur les refrains, en voix de tête, avec une guitare plus limpide. L’envie est forte de nettoyer le mix, d’ôter les violons pour mieux entendre ce qui sonne neuf, ces trop discrets hommages à Ennio Morricone, cet équilibre qu’on souhaiterait fragile et pas imposé par la technique et l’expérience. S’immisce alors "Long dark Night" et on redémarre à zéro, captivés.
On attend trop d’un Nick Cave : une fidélité au passé, une surprise renouvelée, la validation des tics que chacun aime avec sa propre subjectivité, les références, la capacité des Bad Seeds à s’effacer ou à magnifier (parfois les deux en même temps), des histoires et du témoignage, du vécu et de la fiction mystique. On aimerait être dégagé de cette gangue d’attente qui paradoxalement l’emprisonne bien moins que nous. Profiter d’un album sans avoir à jauger en quelques jours de sa valeur. Et, malgré tout, certainement, trier dans cette liste, face à cette peur d’une œuvre trop vaste, face à une envie étrange de nous diriger paisiblement vers la fin, et en raison d’une consommation désormais liée à l’instantanéité, sans réelle seconde chance pour les titres moins accrocheurs...