On avait remarqué le travail de Nick Soulsby et son attrait pour les "histoires orales", notamment par ses livres sur Swans, Nirvana ou Lydia Lunch. L'auteur trouve dans la forme de l'entretien un moyen unique de raconter certains artistes. C'est donc un vrai travail de chercheur et d'archiviste qu'il opère en rassemblant des sélections d'interviews afin que les musiciens puissent expliquer leur œuvre par leurs propres mots.
Pour avoir moi-même pu rencontrer John Balance et Peter Christopherson, cofondateurs de Coil, il ne fait aucun doute que les musiciens avaient une grande culture aussi bien en littérature, en art qu'en occultisme et les écouter parler était un enrichissement indéniable.
Le volume, long de sept-cents pages et traduit par Angélique Merklen et Maxim Dubreuil, opte pour une forme chronologique classique, et se termine sur la liste des concerts que le projet a donnés (sachant qu'entre 1983 et 1999, ils ne se sont pas produits sur scène) et une discographie d'œuvres choisies. Chaque entretien est introduit par leurs auteurs respectifs qui reviennent sur leur rencontre avec le duo. Le parti pris est compliqué, car forcément il peut y avoir des redondances liées à l'actualité couverte ou aux thèmes majeurs de leur travail sur lesquels les journalistes veulent s'attarder. Il n'en reste pas moins que l'on apprend beaucoup de choses et qu'il s'agit d'un indispensable pour les fans de Coil, ainsi qu'un hommage à la culture des fanzines et à une époque où les courriers postaux n'avaient pas été remplacés par les e-mails.
On se dit aussi que parfois un recul est nécessaire pour apprécier l'impact d'une œuvre, c'est par exemple le cas avec l'excellent entretien du cinéaste Edwin Brienen, fait une dizaine d'années après la sortie de Horse Rotorvator (1986), pour revenir sur l'ambiance de transe surréaliste de son enregistrement et des échos évidents avec les années sida, où la mort faisait partie intégrante de l'expérience de l'homosexualité. "La mort est mon amie, elle me stimule", disait Balance, tout en ajoutant : "Je veux vivre sur le fil du rasoir."
Si la musique de Coil peut être souvent d'une grande beauté mélancolique, elle n'en est pas moins extrême dans sa volonté d'aborder des thématiques morbides ou dérangeantes : la maladie ("Disco Hospital", "Tainted Love"), le suicide ("Who'll Fall"), la merde (Scatology), le funèbre et l'apocalyptique (tout l'album Horse Rotorvator) et, de manière générale, leur volonté de chercher le beau dans ce que d'autres trouvent répugnant. On s'aperçoit souvent que les intervieweurs ne creusent pas trop le fait qu'ils affirment haut et fort leur libertinage gay - à une époque où, il faut le rappeler, on pouvait faire cinq ans de prison en Angleterre pour pratiques sadomasochistes ou pour piercings - mais préfèrent s'attarder sur leurs prises de drogues riches et variées et sur leur forme de psychédélisme électronique, ou encore sur leur attrait pour Aleister Crowley et Austin Osman Spare, ou les conflits au sein de Psychic TV qui les ont poussés à se consacrer entièrement à Coil.
Ce qui revient également régulièrement, c'est l'amour du groupe pour les images, le cinéma et leur envie tout au long de leur carrière de tourner leur propre film. Les emprunts et les références au septième art sont légion, de Nicolas Roeg à Charles Laughton en passant par Pier Paolo Pasolini et Kenneth Anger, sans mentionner les propres bandes originales qu'ils ont composées (The Angelic Conversation, Hellraiser, Gay Man's Guide To Safer Sex...) et, pour avoir moi-même travaillé sur les archives filmées du duo pour le film A Way To Die : The Films Of John Balance & Peter Christopherson (Timeless, 2023), on y ressent autant l'influence du cinéma Mondo que des clins d'œil à des classiques comme Vampyr de Dreyer ou Blue Velvet de David Lynch. Ils auraient même dû travailler sur la musique du Festin Nu de David Cronenberg mais au final, cela ne s'est pas fait - et tant mieux pour eux, car ils trouvèrent le film homophobe.
Le nombre d'idées évoquées, les projets jamais finalisés ou abandonnés sont très nombreux, et on aurait tant aimé entendre cette collaboration prévue avec Diamanda Galàs ou avec William S. Burroughs, sans parler d'un album dark ambient qui aurait dû s'appeler God Please Fuck My Mind For Good ou encore le livre sur la prostitution masculine que Balance écrivait avec Marc Almond ! Un autre disque aurait dû s'intituler International Dark Skies, alors que l'album The Dark Age Of Love - qui aurait été comme une suite à Horse Rotorvator - mutera en Love's Secret Domain (1991) et que le disque en collaboration avec Nurse With Wound ne se fera jamais. Bien sûr, la galaxie Coil a impliqué de nombreux collaborateurs et ils font presque tous des apparitions ici : Marc Almond, Stephen Thrower, Steven Stapleton, Jim G. Thirlwell, David Tibet, Annie Anxiety, Ossian Brown, Danny Hyde, Drew et Rose McDowall, Trent Reznor, Thighpaulsandra.... sans parler des artistes qui ont marqué le groupe au fil des années (Virgin Prunes, Butthole Surfers, LaMonte Young, Stockhausen, Autechre...) et de l'impact considérable du surréalisme (Max Ernst, René Crevel, Salvador Dali...) et de la littérature (Sir Thomas Browne, William Blake, Lautréamont, Lovecraft, les cut-ups de Burroughs...).
Le livre met bien le groupe en contexte, la jeunesse chaotique de John Balance diagnostiqué schizophrène, la double vie de Peter "Sleazy" Christopherson, l'époque répressive qui les a amenés à une quête de liberté et à contrer le mal de la banalité, leur immersion dans la magick, le climat social étouffant de l'Angleterre (que Christopherson finira par quitter)... Leur révolte n'a pas été sans risques : alcoolisme, addiction, dépression... Mais ils ont clairement ouvert des voies inexplorées jusqu'alors, en s'aventurant dans une confusion des sens, en étant à l'écoute de leurs visions et de leurs rêves (Balance tenait un journal de songes), en mêlant les disciplines artistiques et en faisant de tout acte un rituel sacré et halluciné. Ils ont pu piocher autant chez l'épistémologue René Thom que chez Ralph Chubb et le culte de Ganymède pour assembler un vaste territoire d'images et de réflexions qui prouvent que chacun de leurs disques est le fruit d'une pensée très élaborée. C'est aussi pourquoi ils ont été absents de la scène pendant si longtemps, il attendaient de proposer quelque chose à la hauteur de leur ambition et que la technologie permette. Et toutes les personnes qui les ont vu performer entre 1999 et 2004 ont été marquées à vie, comme cela a été mon cas. Il s'agissait en effet d'expériences qui dépassaient le cadre d'un simple concert ; et la voix de Balance, son caractère écorché, transparaissait dans un dénuement extrêmement touchant. Ils suspendaient le temps, et la musique produite durant les dernières années du projet, avant le décès de Balance en 2004, avait clairement atteint un état de grâce, que ce soit au sein des albums de "musique lunaire" (Musick to Play in the Dark vol. 1 & 2) des équinoxes et solstices (Moon's Milk) ou dans les chansons mélancoliques de The Ape Of Naples (édité à titre posthume) ou plus expérimentales de Black Antlers.
Avec cet ouvrage, on a vraiment l'impression à certains moments de passer du temps avec ces deux êtres si attachants et de discuter sur un canapé dans leur maison aux fenêtres noires, parfois de sujets très sérieux et à d'autres moments d'être juste dans la déconnade. On a surtout envie de ressortir les disques et d'explorer ou redécouvrir cette discographie très dense, qui inclut aussi un bon nombre de projets parallèles (Sickness Of Snakes, ELpH, Black Light District, ainsi que des apparitions vocales de Balance chez Death In June ou Current 93) ou de remixes. L'influence de Coil n'est pas prête de s'arrêter. Elle a su dépasser de loin les courants industriels (Balance avait rencontré Christopherson car il était fan de Throbbing Gristle à la fin des années 70 et avait le fanzine Stabmental) dès ses débuts pour s'aventurer autant dans des soundtracks angoissants, une electronica mystique, de l'acid house déjantée, du néoclassique à la beauté presque médiévale ou encore de l'orientalisme bizarroïde, sans parler des pièces ambient et drone ou des titres de transe incantatoire. Ils ne se sont jamais mis de barrières et restent un modèle à suivre pour encore de nombreuses générations, des machines à arrêter le temps. Time Machines.