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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
10/10/2023

Norma Loy

"C'est la problématique des morceaux trop repris : il faut forcer à ré-entendre par un éclairage nouveau"

Genre : afterpunk / coldwave / experimental
Contexte : sortie de l'album 'Ourobouros' (2023)
Photographies : Norma Loy Archives | 4+6 : My Moody Pictures
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Il y a quelques mois sortait l'album de reprises de Norma Loy, Ouroboros. L'été 2023 fut pour moi l'occasion d'un retour sur ce disque et sa conception et de faire le point avec Chelsea, Usher et même Stéphane Maxime guitariste invité. Une entrevue  en forme de puzzle : réponses construites d'avril à août, entre entrevue chez Usher et Ymaltzin, et correspondance par e-mails.

Obsküre : Vous aviez semé des reprises dans vos concerts et votre discographie. Proposer un album entier de reprises sans titre original impose une angle d'attaque. Quel est-il ?
Usher : Avant notre reprise de "Dirt" (sur l'album Un\Real en 2009), et les réflexions qui l'ont accompagnée, on n'aurait pas pu envisager un album complet de reprises. Il faut que celles-ci soient signifiantes pour nous deux. Bien sûr, il faut les changer dans la forme, leur appliquer notre patte, mais il n'y a pas forcément, à ce moment-là, un investissement. C'est la différence avec ce que nous appelons l'appropriation. Ouroboros n'est pas un simple album de reprises, à quelques exceptions près comme le Minimal Compact.

C'est-à-dire, pourquoi la reprise de "Next One is real" est-elle différente ?
Chelsea : Paul fiction nous avait demandé de faire une reprise de Minimal Compact pour une compilation hommage. Usher était dubitatif mais il a proposé "Next One". L’instrumentation a été essentiellement l’œuvre de Paul, puis Usher est intervenu et je l'ai chantée ensuite. Usher a pensé à ce titre car il y a ce terme de "real" dans le titre, mais ça ne marche pas comme ça. Nous n'avons pas discuté assez du contenu. C'est un morceau qui n'est pas signifiant pour moi. Je le normaloy-ise à fond, c'est presque parodique, j'utilise des gimmicks, des trucs pour moi sur ces "real" ; mais je reste dubitatif, comme si j'avais fait trop de forcing. Après cette session, je pense le mettre de côté, mais on a mis du temps pour faire ce disque... Alors, sur la dernière ligne droite, en le réécoutant, je vois que le morceau est droit, qu'il se tient bien. On l'a placée sur la version CD, pas sur la version vinyle. Mais, quand après la sortie, je le reconsidère, je me dis qu'il y a un monde entre lui et notre version de "Saeta" qui, elle, est bien plus investie !

Usher : Paul Fiction  et moi nous sommes partis d'une instrumentation très fidèle, et j’ai ajouté les synthés qui donnent ce grain "Norma Loy", ce son qu’on retrouve sur tous nos derniers albums. Ensuite, Chelsea a laissé sa voix prendre son envol tout en respectant la solennité du morceau. Mais comme lui je pense qu’elle n’a pas sa place dans l’album. J’aurais préféré mettre "Attitudes" de Marie Et Les Garçons. D’ailleurs, je suis en train de l’enregistrer avec Stéphane.

Qu'est-ce que ça veut dire, "investir un morceau" ?
Chelsea : Il y a des morceaux compliqués à gérer : le "Venus in Furs" du Velvet est extrêmement repris, il est inscrit. Mais, en ce qui me concerne, je ne pense pas au Velvet, je pense aux soirées SM que je connais très bien, j'ai passé pratiquement six ans dans ce milieu. Quand je parle de Cindy, ça m'évoque des scènes réelles et c'est pour ça que j'ajoute un côté un peu... moqueur car on a des gens qui semblent faire des choses sérieuses, mais qui jouent en fait ! Lou Reed lui-même était ironique, on a tendance à l'oublier en général. Il y a donc une ouverture par ma propre vie, mon vécu. Ce travail d'introspection pour les reprises, je ne l'avais pas forcément dans les débuts de Norma Loy.
Usher : On a aussi changé le pont, Stéphane Maxime jouait bien le thème, mais le pont était plus délicat. En le modifiant, on a vivifié l'intérêt pour nous et pour celui qui écoute. J'avais moi aussi besoin de trouver une nouvelle harmonie pour sortir de celle de ma reprise avec DZ du même titre. C'est une accroche différente. Cet investissement se sent de notre côté. C'est la problématique des morceaux trop repris : pour "Venus in Furs", on l'avait repris mais sans refaire les mêmes choses, la version qu'on avait jouée à Nancy avait un aspect médiéval, complètement décalé. Il faut forcer à ré-entendre par un éclairage nouveau.
Chelsea : Oui, mais comprends bien qu'on ne veut pas à tout prix imposer une déconstruction ou forcer une forme, montrer qu'on "intervient" est un piège si on ne peut pas le justifier, il ne faut pas tomber dans l'exercice complaisant, avec une formule. C'est alors une reprise inutile, vaine.

Alors que vos bases sont celles des années 1970, pour ce disque, vous faites le choix de piocher dans des titres qui ne sont pas ceux des années de votre adolescence.
Chelsea : Quand on reprend Tuxedomoon, on ne part pas sur un titre du premier album, mais en réalité, c'est un contexte d'époque. Leonard Cohen, c'est un titre de la fin, alors que j'avais acheté ses livres (Les Perdants Magnifiques et un autre chez Bourgois) dès mon arrivée à Paris. On s'est construit ensemble et ça nous a permis d'entretenir sur le long terme la pulsion de départ. Le but n'était pas de donner un album qui serait un ensemble de sources uniques datées de la même période. Norma Loy n'a jamais cessé d'évoluer.
Usher : Pour accompagner cette évolution, tu peux prendre la reprise du film de Lynch, "In Heaven (Lady in the Radiator Song)" : c'est un titre que nous avons systématiquement repris, et je pense qu'à chaque concert, nous l'avons joué. On pourrait faire un album complet qui n'inclurait que nos différentes manières pour nous de l'investir, ça donnerait un élément pour mieux saisir ce qui se joue en nous, année après année.
Chelsea : Comme nous sommes bien sûr très intéressés par le rêve, cet attrait pour Lynch se justifie pleinement. Le rêve procure l’éveil. Le rêve n'est qu'un des aspects du Réel, le Réel englobe toutes choses (le Un). Le Réel contient une infinité de réalités et le rêve permet d'accéder à d'autres fréquences de ce champ de conscience que nous nommons "notre réalité", cette réalité étant elle-même incluse dans le champ "réalité humaine". Le rêve s'apparente à la magie et la magie est un déplacement de notre fréquence qui permet toutes sortes de connexions. Le point de vue modifie la vision.

L'ensemble propose des sons très variés, comme le notait la chronique de Side-Line.
Chelsea : Le fait de passer du mélodique au bruitisme, ça ne nous a jamais gênés. Sur Psychic Altercation, par exemple, quand je fais mon crooner (sur "Shinny Dreams"), les gens pensaient que c'était un pastiche, alors que pour nous ce n'est pas le cas. J'aime bien pour chanter, c'est mieux. Mais pour moi cette variété n'en est pas une dans les intentions : c'est à prendre sur le même plan. Je n'aime pas les groupes qui font les mêmes trucs.

Reprendre "Romance", une fois de plus, c'est difficile ?
Usher : "Romance", on a eu le temps de le recharger, afin qu'il dise autre chose, il est plus indus. On aime mélanger des éléments anciens à des nouveaux.

Qu'est-ce que tu ressens de nouveau ?
Chelsea : Il me fait penser à ma femme, sur un lit d'hôpital, et puis il a aussi le goût d'un souvenir assez agréable.

Et toi, Stéphane, tu participes au disque. Nous en avons déjà parlé ensemble : tu fais un lien important entre ta vie passée à Troyes et Dijon et le démarrage de Norma Loy. Ici, tu souhaitais aborder spécialement la reprise de Nico...
Stéphane Maxime : Oui, pour moi, en dehors du lien géographique et spirituel, ce qui m'attache au groupe, c'est cette énergie, énorme, un besoin de rugir, quelque soit le moyen et le medium. Je relie la ville à un événement de mon enfance, un jour de carnaval - de fête des fous, soyons précis - en 1983, à Troyes : un moi de six ans, un baril de lessive en carton me tenant lieu de heaume de chevalier. C'est donc une danse, un rituel expiatoire d'inspiration saturnale et médiévale qui m'aide à fixer dans ma mémoire à partir de quel moment le parcours de Norma Loy et le mien ont des points d'attache supposés : la fascination pour les vieilles maisons à colombages du Moyen-Âge, témoin de l'époque où la ville était prospère grâce aux foires et éclipsait la capitale. Alors, je sens que pour moi
Nico et ce feeling médiéval peuvent constituer un ciment commun, une valeur sûre. Eux écoutaient probablement déjà la chanteuse, alors que personnellement, j'ai dû attendre 2003 pour recevoir une mandale monumentale grâce à l'album Marble Index, qui est une autre bibine que Chelsea Girl et les trois/quatre chansons qu'elle chante sur l'album à la banane du Velvet Underground. Notre reprise de "Saeta" sur Ourobouros n'a donc absolument rien de fortuit. C'est le fruit d'un jeu de rôle initiatique, inconscient, accidentel, des coïncidences réelles ou inventées. Une époque où l'imaginaire ésotérique vivait dans les BD d'Hugo Pratt (Corto Maltese) plus que dans des objets modernes de divertissement narcissiques.

Usher et Chelsea, assumer tout ce travail sur le disque tout en sachant qu'il ne sera pas forcément défendu sur scène, comment appréhendez-vous cette situation ?
Usher : Celui-ci est différent, c'est presque un testament, même si on n'aime pas le terme. On revient aux débuts mais avec l'expérience, c'est quelque chose d'achevé. On a des propositions de concert, on peut jouer à Paris à deux, mais ce n'est pas possible. Les derniers concerts qu'on a fait à Milan et Turin ont montré des limites : lui au chant sans instrument, des vidéos, moi aux claviers et l'ordinateur, c'est un peu décevant pour les gens. Tu annonces Norma Loy et deux mecs arrivent ! Il y a de quoi décontenancer.

Et faire un clip ?
Chelsea : Il faudrait monopoliser mon frangin, mais ça prend du temps. Lui non plus n'a pas de retour sur investissement, même le clip-film de "13 Novembre", il n'a pas réussi à le caser sur une chaîne locale. C'est disproportionné de faire ça pour une diffusion YouTube. Je vois bien quelque chose avec Delphine Sanchez, dans la lignée de Kenneth Anger, sur "Saeta", en noir et blanc [NDL'A : la référence à Anger avait été formulée avant son décès le 11 mai dernier].

Vous sortez un album sans groupe, mais ça ne semble pas vous gêner ?
Usher : Baphomet c'était pareil, il n'y avait pas de groupe, on l'avait monté pratiquement à deux, mais à l'époque, les concerts qu'on avait donnés à trois avec la guitare, ça marchait pas mal. Sur l'ensemble, ça fonctionnait. Sauf que ce genre de formation, c'est délicat, comme le concert au Supersonic gâché par des problèmes techniques. Quand tu as deux laptops qui tombent en panne, tu es trop dépendant d'éléments essentiels. Et des concerts où tu ne déplaces que dix personnes, ça ne va pas !
Chelsea : Mais ai-je franchement envie en 2023, en tant que mec qui a soixante-trois balais, avec toute une image développée sur le corps de me lancer dans une tournée ? On ne va pas s'amuser à refaire Sacrifice et compagnie ! J'ai envie de me concentrer sur l'enregistrement avec un travail fouillé où on fait exactement ce qu'on veut. On a le temps, on a fait ça en deux parties avec un deuxième volet de titres : Coil, Factrix, Cohen et Lynch ! Et des choses encore plus anciennes, le "Romance" et le Minimal Compact. Dans tous nos disques, il y a comme ça des retours créatifs plus anciens.
J'aimerais bien les interpréter sur scène de façon plus cool car notre public a vieilli aussi : la vieillesse n'est pas un problème en soi, on peut faire les choses, mais différemment, il faudrait remonter une structure, voir avec Stéphane Maxime, avoir une batterie pour ne pas faire du playback : il y a trop de pistes, c'est facile de faire "Bluemoon", "Speedpills", "Dirt", mais d'autres nous ne pouvons pas les faire vivre dans l'immédiat.