Digital Media / Dark Music Kultüre & more

Articles

Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

Image de présentation
Interview
12/01/2024

Oksana & Gil

"En écrivant, nous sombrons parfois dans un océan musical" | À propos de 'Soliloquium In Splendor' & de la collaboration avec Grande Loge

Genre : science-fiction
Editeur : Rivière Blanche
Posté par : Emmanuël Hennequin

Ce 12 janvier 2024 sort en édition physique, chez Cyclic Law, l’album Unruh de Grande Loge, dont Obsküre aima les Mantras. Unruh : un disque dont la vocation, singulière, a été de fixer une bande-son imaginaire au service de l’écriture du binôme d’écrivains Oksana & Gil : celle, en l’occurrence, couchée sur Soliloquium In Splendor, essai narratif lié intimement à la notion de vide quantique. Mais de quoi parle-t-on réellement ? Pour Obsküre, le duo revient d’une seule voix sur le processus expérimenté avec les musiciens (interviewés par votre serviteur à la fin du livre d’Oksana & Gil, nous sommes partie prenante) et sur une période créative féconde.

Obsküre : Les volumes de travail commun s’accumulent et vous deux formez, pourrait-on dire, un "vieux couple" en écriture. Quelles ont été, dans votre ressenti, les constantes et/ou spécificités du processus d’écriture partagée sur Soliloquium In Splendor
Oksana & Gil : Cela fait désormais quatorze ans que nous écrivons ensemble. Notre méthode de travail est bien rôdée : les émotions et l’humain pour Oksana, l’environnement matériel pour Gil. Cependant, l’intrigue de Soliloquium In Spendor a nécessité une adaptation particulière car elle se situe au sein du vide quantique, c’est-à-dire un lieu où l’espace et le temps ne sont pas du tout organisés selon les lois usuelles de la physique. Dans ce contexte, nous avons donc dû "hausser le réel d’un ton" pour reprendre la phrase de Bachelard. Liée à un monde paradoxal et fantasmagorique, cette configuration si singulière nous a obligés à nous exhausser bien au-delà de nous-mêmes. Ce fut déroutant. Et passionnant.

Qu’est-ce qui, un jour, fait germer l’idée d’exploiter narrativement ce mystérieux vide quantique où meurt et émerge la particule ? Votre background et vos lectures ont-ils suffi à votre représentation intellectuelle de ce "vide" ou avez-vous eu des échanges directs avec des physiciens à son sujet ?
Notre premier roman – Cathédrales De Brume – ayant été préfacé par l’astrophysicien Jean-Pierre Luminet, nous avons souvent discuté avec lui. Très récemment, il nous a communiqué quelques informations très importantes pour l’un de nos prochains romans : Les Thaumaturges du Vingintyllïum, dont l’intrigue se situe après la mort thermique de notre univers. Nous avons donc acquis une certaine expérience dans les domaines liés à la cosmologie et à la gravitation quantique qui nous passionnent. Certaines des théories inhérentes à ces disciplines scientifiques propulsent l’esprit dans les sphères d’une mythologie et d’une cosmogonie définitivement débarrassées de toutes les contraintes, de toutes les idéologies et de tous les carcans. Explorer les abîmes du cosmos nous fascine depuis que nous écrivons ensemble. Par ailleurs, la représentation d’un vide quantique, qui est la matrice d’une activité foisonnante où naissent et meurent sans cesse des particules fantômes éphémères, symbolise un véritable nectar pour des romanciers œuvrant dans le domaine des littératures de l’imaginaire.

Vous êtes, a priori, des êtres auditifs. Lorsque vous écrivez ensemble, entendez-vous par le flot d’écriture suivre un climat sonore, une musique imaginaire que vous entendriez pour le récit ? 
Absolument ! Pour nous, les sens ne peuvent être pris en compte de façon purement indépendante. L’interaction existe entre le son et la vue puisque Goethe affirma que l'architecture est une musique figée. Le musicien Iannis Xenakis précisa même que la musique est une architecture mobile. La musique n’est pas seulement en lien avec l’architecture, la sculpture ou la peinture. En effet, littérature et musique forment ensemble un bel attelage qui nous permet de fabuler en compagnie de ces deux fougueuses cavales qui nous emmènent au-delà du possible et de l’imaginable. Dans l’un de nos récents romans : Le Festin de Tisiphone, nous mettions en évidence les effets féériques, et parfois dévastateurs, d’une synesthésie qui mélange les sens en permettant de voir la musique ou d’entendre les couleurs. En écrivant, nous sombrons parfois dans un océan musical qui vivifie notre esprit et fouette notre imagination. Ce fut naturellement le cas avec Soliloquium In Splendor et l’environnement très étrange au sein duquel évoluent nos huit héros.

Grande Loge a structuré Unruh, une grande pièce sonore à partir de ce qu’ils connaissaient de la trame / du fond du livre. Quelle méthodologie de travail, quelle mise en commun a pu s’organiser entre eux et vous pour aboutir à cette œuvre dédoublée ? Suiviez-vous l’avancement de Grande Loge périodiquement ou avez-vous tout découvert une fois le gros de l’enregistrement posé ?
Après avoir contacté les musiciens de Grande Loge et lorsqu’ils nous communiquèrent leur réel intérêt pour ce projet commun, nous leur avons fait parvenir un synopsis très détaillé avec toutes les péripéties constituant l’intrigue. Ils ont ensuite travaillé de leur côté. Plus tard, nous avons reçu trois extraits de cette œuvre qui est composée d’un seul morceau de 45 minutes.

Quelles sensations vous a procurée cette bande originale imaginaire de votre Soliloquium ? Dans quelle mesure a-t-elle changé votre perspective/votre feeling sur l’écriture que vous aviez accomplie en premier lieu ?
Ce fut une très belle surprise, qui concrétisa une aventure vraiment passionnante. Les sonorités acoustiques et presque tribales de Grande Loge s’allient parfaitement avec les voix, les claviers aux envolées grandioses et un remarquable travail en studio. En écoutant Unruh, nous avons retrouvé les péripéties vertigineuses et les rencontres iconoclastes qui surprirent nos Argonautes du vide au sein d’un monde qui ne ressemble en rien au nôtre. C’est justement le grand intérêt d’une étroite collaboration entre musique et littérature. Celle-ci conduit à une véritable eurythmie sensuelle et spirituelle démontrant, une fois de plus, qu’un tout représente beaucoup plus que la somme de ses parties.

L’expérience avec Grande Loge a-t-elle ouvert une option susceptible d’augmenter à titre ponctuel ou plus régulier votre processus commun ? Pensez-vous aujourd’hui renouveler l’expérience lettres & son pour de futurs travaux ?
Nous avions déjà participé à un projet commun avec Dawn & Dusk Entwined lors de la sortie de notre premier roman. Depuis, nous avons collaboré avec deux groupes de metal : Sirenia et Konvent [photo ci-dessus]. Dans le premier cas, leur chanteuse : Emmanuelle Zoldan fut l’héroïne des Vortex d’Übelmanium dont elle réalisa par ailleurs la couverture. Dans le second cas, ce sont les musiciennes et la chanteuse de Konvent qui furent les héroïnes de Un Cri Dans l’Abîme, qui fut aussi publié aux États-Unis sous le titre Growling Into The Abyss – traduction Sheryl Curtis. Dans ce cas, le death doom hypnotique et puissant des quatre Danoises, et elles sont cinq maintenant, servit de trame à cette descente aux Enfers. Après cette expérience passionnante avec Grande Loge, nous envisageons éventuellement d’autres collaborations. C’est souvent une question de rencontre et de coup de cœur. On se sent en synergie avec d’autres artistes, ou pas.

Écoutez-vous de la musique lorsque vous écrivez ? Si oui, quelles musiques ont alimenté votre imaginaire pour Soliloquium In Splendor, avant que Grande Loge prenne le relais illustratif avec Unruh ?
Nos goûts musicaux sont assez variés : rock, metal, dark ambient. Nous avons bien sûr écouté beaucoup de musiques différentes en écrivant Soliloquium In Splendor. Toutefois, cela n’a pas eu d’incidence pendant l’écriture d’un roman si particulier et qui se situe, simultanément, en-dehors de l’espace et en-dehors du temps dans leur définition habituelle.

La difficulté, l’échec : points de départ du travail qui nous mènera vers le meilleur (de nous-mêmes)… peut-être ! Quelle est votre "philosophie de la difficulté" ? L’abordez-vous toujours avec un fond de sérénité où peut-il y avoir encombrement par un stress ou une anxiété ?
La difficulté est une vraie passion pour nous. Nous n’apprécions guère les choses faciles. Sortir de sa zone de confort est indispensable afin de pouvoir mettre au monde une étoile dansante comme disait Nietzsche dans la première partie d’Ainsi Parlait Zarathoustra. En cherchant à s’immerger dans des concepts qui se positionnent toujours aux limites extrêmes de l’indicible, de l’incognoscible, de l’impossible ou de l’ineffable, nous cherchons avec délectation à métamorphoser le plomb en or. Cette quête presque alchimique nous motive et nous fait oublier les échecs. En 2014, Robert Hossein nous avait contactés car il souhaitait adapter la partie historique de l’un de nos romans, Tomyris & Le Labyrinthe de Cristal, pour son nouveau projet : un grand spectacle à Bakou à l’occasion des premiers Jeux Européens. Nous l’avons rencontré à plusieurs reprises et les principales modalités du spectacle étaient déjà bien avancées. La première guerre du Dombass mit un terme à cet ambitieux projet car les spectacles de Robert Hossein étant coûteux, il devait pouvoir compter sur le soutien de plusieurs financiers. Les probables conséquences de la guerre dans cette région effarouchèrent les investisseurs. Cet échec ne nous découragea pas. Depuis, nous avons déjà publié dix autres livres. Stress et anxiété sont des mots que nous bannissons de notre vocabulaire et de nos vies.

Nous parlons beaucoup de travail en équipe aujourd’hui avec vous deux… Mais si votre partenariat repose sur une logique de répartition de travail/d’angles, avez-vous aussi des aspirations d’écriture solo stricto sensu pour les temps prochains ?
Pas pour l’instant. Cependant, nous avons déjà écrit en solo dans le cadre d’une anthologie qui s’appelle La Ronde de Glorvd et qui est un roman à tiroirs sous la forme d’un "cadavre exquis" ou chacun des trente auteurs invités écrit pendant une heure et s’arrête aussitôt en laissant le soin aux autres de poursuivre le cheminement de l’intrigue. L’idée de ce roman à soixante mains venait de la volonté de notre éditeur de célébrer les 15 ans de Rivière Blanche en poursuivant et finissant un roman inachevé de Louis Thirion, décédé en 2011. Notre participation à ce livre coécrit par plus de trente auteurs fut passionnante. Néanmoins, le travail à deux est si riche que nous avons déjà cinq nouveaux romans déjà écrits à paraître entre 2024 et 2026.