Les années passent et il devient difficile de chroniquer avec légèreté et détachement un disque de Peter Murphy. Pour nous, c'est un immense artiste, un des grands de la fin des années soixante-dix avec Patti S., John C., Lydia L., Nina H., Nick C., Paul R., Colin N., Jaz C., Robert S., Andrew E ., Howard D., Siouxsie, Dave G. et tant d'autres.
Pourtant, nous savons bien que les salutations ne seront pas aussi nombreuses qu'espérées lorsque la fin sera là (Peter a déjà été gravement malade ces dernières années). La gloire est passée, alors même que l'essentiel de son œuvre (en nombre, mais aussi, mathématiquement en qualité) s'est produite pendant et surtout après Bauhaus, son premier vrai groupe, et que je garde dans mon cœur le formidable album de Dalis Car.
Sur Silver Shade, onzième album solo (et onze ans après Lion, lui aussi produit par Youth [Killing Joke]), Peter se fait plaisir en livrant une collection de chansons davantage qu'un album homogène. Les arrangements sont multiples : l'électronique synthétique décorée d'une guitare bluesy de "The Artroom Wonder", parfait exercice de style de dance-rock élégant (NDLR : avec, en l'occurrence, Justin Chancellor, de Tool). Avec "Swoon", le décor se fait plus urbain, avec un zest de réminiscence des années 1980 états-uniennes, à la façon de Wax Trax ! Records. Un zest, on a dit, mais bien sympathique puisque Peter Murphy n'avait pas du tout pris ce chemin à l'époque.
L'élégance, Peter l'a toujours eue collée au corps et cette fois encore, la grâce de sa voix enchante. Oui, il ne peut se défaire du spectre revendiqué de David Bowie, et il serait idiot de ne pas mentionner cette voie prise dès le départ. Mais Peter (et on aimerait que ça se sache dans les medias mainstream) n'est ni un clone ni un ersatz, ni le simple "Gothfather" comme on le réduit. Il fédère, invente, fait le cabot, le mutin (l'illustration de couverture est ainsi un visage hors du temps, sculpté et maniéré). Il s'amuse et va où la musique le porte (l'emballant "Hot Roy" est un tube en puissance). L'orchestration qui se déploie lui permet de faire sa star, de rêver d'un Hollywood et de superproduction, tout en restant audible, crédible... Deux exceptions : j'ai du mal avec "Sailmakers Charm", pompier et grandiloquent, à peine déclassée par le plus sirupeux titre bonus "Let the Flowers grow" avec Boy George... passons !
Lorsque la basse se balance, groovy en diable le temps de « "Soothsayer" (il y a du Youth là-dessous), la guitare s'amuse et virevolte. De même, sur "Meaning of my Life", c'est la batterie qui semble simple mais qui ne cesse de taper différemment : il faut avoir l'oreille, le sens du détail ; jeu identique avec la voix doublée de "Sherpa", qui est l'un de ces petits plaisirs qu'on se remet pour scruter et identifier le talent... Une petite espagnolade orientalisée sur "Time waits" rappelle les positions spirituelles de Peter, proches du soufisme. Si on veut s'encanailler, le dense "Soothsayer" frappe avec une guitare plus hargneuse que d'habitude, plus rock'n'roll, tout en gardant un grain sexy. Pour l'obscurité, un duo de titres : le dandy "Xavier new Boy", où la voix posée a droit à un écrin classieux et "Sherpa" qui oscille entre teintes grisées et le rose d'une aube qui se lève.
Le propos est pourtant sérieux, terriblement. C'est un catalogue de réflexions poétiques (c'est-à-dire énigmatiques) sur un dérèglement du monde : prêcheur et cage aux lions, raisons d'être artiste. La voix, capable de gémir, de crier, est captée avec efficacité, s'éloignant du micro, passant devant ou derrière les lignes musicales. Sur "Silver Shade", les montagnes russes se déploient, la composition révélant de lentes montées, puis des virages et des descentes enthousiasmants, très glam-rock en fin de compte (vocaux en "la-la-la" du final). À l'image de l'album, c'est... réjouissant. La fadeur des deux titres que je n'apprécie pas est largement compensée par les autres compositions !