Toutes Les Vies est un roman. C’est écrit sur la collection et c’est précisé en quatrième de couverture : "Premier roman virtuose, Toutes Les vies est le récit d’une histoire d’amour sublime, d’un deuil impossible et d’une quête spirituelle qui sauve."
Pourtant Rebeka n’est pas femme à faire dans la simplicité. Sa narratrice interne s’appelle aussi Rebeka Warrior et les similitudes entre ce qu’on connaît de sa vie, de sa carrière et ce qui se déroule dans le texte sont très, très nombreuses. Trop nombreuses pour être honnête ? Bien joué…
Et puis, pour complexifier les choses, elle ne s’appelle pas Rebeka Warrior dans la vraie vie.
Pourtant elle le déclare en s’en amusant dans une interview radio (France Inter, début septembre) : "vous avez vraiment cru tout ce qu’il y a écrit ?" ; elle l’écrit dans le roman page 18 : "je ne sais pas si ce que je note est toujours vrai, disons que c’est ma vérité" ; elle choisit une citation de Sartre sur le faux, le vrai, le délire ; elle cite également Jean-Jacques Rousseau, concepteur de l’autobiographie en même temps que falsificateur de la Vérité. Rebeka n’a même pas choisi le terme d’autofiction, à la mode depuis une trentaine d’années. L’autofiction consistant à s’utiliser soi pour se plonger dans une situation, un contexte qu’on n’a pas vécu, mais plausible. Par exemple, que m’arriverait-il et que penserais-je si j’avais passé un temps à Fukushima au moment du tsunami ?
Un roman donc.
Un premier roman, tout bancal. Ce n’est pas un défaut : personne ne pouvait attendre de Rebeka qu’elle offre un joli livre, parfait, stupéfiant de savoir-faire, qui rentre dans les cases, lissé et propre sur lui, élégant et en forme. On l’aurait moins aimé ce livre. Un livre bien, est-ce bien un livre ?
Non, autant Rebeka sait désormais écrire des poèmes, des chansons, des scripts de clips, autant elle découvre cette forme longue ; alors ce livre montre la difficulté de cette confrontation. Elle ne triche pas et remercie Laura Vazquez, poète et amie, pour l’aide apportée.
C’est peut-être là-dessus qu’Obsküre peut jouer sa carte : ce livre a eu une belle promotion (on est chez Stock, Rebeka est une personne qu’on invite), mais que je trouve un peu répétitive dans la manière de gommer ce qui détonne. Comme si c’était un livre comme les autres.
Le roman est rédigé pour de vrai après la lecture du Goncourt 2022, et l’actualité moderne réécrit avec les mots d’aujourd’hui les pensées d’hier. En 2015, la personnage s’interrogeait-elle sur la main-mise des blancs cis sur sa pensée ? Ou est-ce une traduction moderne du malaise que nous ressentions tous sans poser le doigt dessus ? J’ai eu le même trouble en lisant l’autobiographie de Magyd Cherfi, engagée politiquement comme on l’est aujourd’hui, mais pas comme on l’était à l’époque.
On peut alors se demander ce qu’apporte le livre. Pour les fans de l’univers public de Rebeka, c’est progressivement très riche. On a les images qui l’ont faite grandir, la Mort dans Le Septième Sceau, des nonnes dans les clips de Kompromat, l’importance de Théo Mercier et de Maud Pouzin, des bribes de chansons, de poèmes jetés, les listes des copains et copines, les livres et un historique qui éclaircit les cheveux rasés, la maigreur, l’agressivité. La fin du livre est proche de la biographie de groupe. C’est plaisant, mais ce n’est pas ainsi qu’est construit l’essentiel du bouquin.
La présence de sommaires me gêne un peu. Un sommaire, dans un roman, c’est le moment où l’autrice fait une liste de ce qui s’est passé, sans donner de détails. Contrairement à l’ellipse qui masque, le sommaire laisse sur sa faim et peut donner lieu à une écriture ultérieure. À un développement de l’épisode. La fin du livre, qui correspond au présent de l’écriture, est ainsi un condensé des activités artistiques de Rebeka. Le début de l’histoire d’amour est aussi victime de cette accélération subite : il faut aller à la maladie.
Difficile alors d’entrer dans le saccage par le cancer de cet amour que nous n’avons pas vu naître, que nous n’avons pas vécu par procuration. Comme si, de Pauline, ce qui était important dans ce livre, ce n’était plus sa beauté, la communion, mais que c’était davantage la souffrance et l’impact sur Rebeka de sa dégradation puis du vide laissé. Pas ou peu d’intro, donc.
C’est d’abord un livre sur l’aidant et on a de très forts moments sur ce que cela signifie, la perte de confiance, le droit d’être à plat, l’envie coupable que tout cela finisse, les engueulades, la libération de l’aidant qui se trouve congédié, le désarroi qui accompagne le passage en soins palliatifs, l’odeur de l’Autre saccagée, ses petites saloperies qu’on découvre après. Les emmerdes administratives : la place des "fiancés" non déclarés, le manque de "Maisons des Parents" (lire aussi le livre Mon Vaisseau Te Mènera Jeudi Sur Un Nuage de Marcus Malte). Quel moment choisir pour tuer l’Autre ? L’euthanasie qu’on pratique sur notre ami animal sans pouvoir parler avec lui, pourquoi se refuse-t-on à la pratiquer pour notre alter-ego humain ? Ce livre-témoignage est important car il frappe fort. Elle se donne le très mauvais rôle, et souvent son livre tente le "Jetez-moi car..." je suis méchante, égoïste, lâche, inconstante, pleureuse, droguée insatiable, étouffée sous les clichés (la liane de vision ou le peyotl comme Artaud et Castaneda et Kounen, la version améliorée de soi comme chez les influenceurs…). Peut-être une partie de ce livre est-elle une version désagréable de Rebeka, tout ce qui en elle est si désespérément "parisien" (ou "new-yorkais", ou "berlinois" => citadin superficiel et caricatural).
Si on croit ce qui est écrit, Rebeka prend des notes et s’est servie de ces journaux pour raconter. Les journaux intimes vivent leur vie dans un présent sans cesse renouvelé. Les chansons aussi, paradoxalement puisque la fixation sur un support vinyle n’empêche pas le remix, la reprise, et que chaque concert réinterprète et transforme le morceau. Un livre, lui, fixe et fige. Choix étrange pour une personnalité mouvante comme la Rebeka Warrior qu’on croit connaître.
Cette fixité, Rebeka ne peut pas la supporter, alors elle casse régulièrement le rythme. Écriture automatique ou quelque chose d’approchant, longues citations qui coupent parfois de manière impromptue le propos. C’est parfois comme un jeu pour se relancer, virer ce qui navre et repartir. Un livre avec des pages corbeille. Avec des facilités un peu vulgaires : "chépa", les provocations sexuelles, tout ce jeu de l’extime (quand l’intime est exhibé, ce n’est pas que générationnel). Avec des fausses cartes postales. Un peu haché et sans style comme sur ces pages où les règles du stage zen sont recopiées (mais quel intérêt pour moi le lecteur ?), et à d’autres moments des fulgurances (la métaphore filée ou l’allégorie des vers dans le mur de la grotte, c’est magique!). Un jeu de cache-cache ou de magicien : à quoi sert de nous donner la définition d’un varan de Komodo (pour qui écrit-on ?) quand dans le même temps on n’explicite pas Vipère au Poing d’Hervé Bazin ou Messe Pour Un Corps de Michel Journiac ou la scène des ampoules grésillantes de Stranger Things ? Un tour que la narratrice (ou, pour le coup, l’Autrice) révèle :
"Nous avions par hasard choisi l’hôtel tenu par l’ancien producteur du film.
Hasard ? (Évidemment que non, cessez de vous faire manipuler.)" (page 187)
Alors quoi, elle nous écrit un livre façon Usual Suspect ? Elle se base sur des réalités et recompose un puzzle ? On se demande si on lit ce livre comme il faut.
Malgré ces maladresses, comme autant de caresses qui mutent en coups de griffes dans le ventre, le livre finit par accrocher, sa fluidité est sa force, ça va vite comme la vie. Vite comme la mort.
Et puis un instant de grâce qui déboule au deux-tiers du livre, mal rédigé, avec répétition, sans verbe recherché, mais tellement "vrai" :
"Je dis alors : "Ma femme est morte d’un cancer. Cela faisait deux ans que j’étais auprès d’elle pour la soigner. Je suis dévastée, je n’arrive plus à vivre."
Le Rōshi attendit quelques minutes avant de répondre : "Et alors ?"
Je ne sus quoi dire." (page 168)
Rebeka le sait : la force de son livre tient là-dedans. C’est à la fois de la philosophie et de la psychanalyse. C’est le trouble de la mort et de l’amour. On tourne autour du pot depuis des millénaires, on le sait comme Achille tourne avec le corps d’Hector, assassin de son amoureux Patrocle. Rien ne peut rendre l’amour éternel. On garde trace, on vit avec, on réécrit, on sait qu’on s’en sortira changé et grandi. Et que l’amour reviendra, ainsi que dans une ritournelle douce-amère de Marie Laforêt.
Alors, au début des débuts, le livre est dédié à Sonia. Et on sait qu’on peut le fermer, que ce n’est qu’un roman, que cette femme si fragile vient encore de pulvériser un plafond de verre.