Rome ne s’est pas fait en un jour mais en vingt ans ! Déjà deux décennies que le groupe luxembourgeois s’est imposé dans le milieu des musiques post-industrielles avec son style habité et engagé. Ainsi, 2025 est un millésime particulier pour le projet neofolk culte, qui a décidé de le célébrer avec la parution de sept albums. Les trois premiers sont sortis fin avril chez Trisol. Nous avons eu le privilège d’écouter et de chroniquer les excellents Civitas Solis et The Dublin Session 2. À cette occasion, nous en avons aussi profité pour interroger Jerome Reuter, l’âme du groupe, afin de tirer un bilan de sa carrière et de nous en dire plus sur ces deux nouveaux disques. Toujours aussi sympathique, le musicien nous parle de son rapport spécial avec l’Ukraine, de sa vision de l’Europe et de son amour pour… la Guinness !
Obsküre : 2025 est une année très spéciale pour Rome, puisque tu fêtes les vingt ans d’existence du groupe. Quel regard portes-tu sur ces deux décennies d’activisme musical ? Avec le recul, que dirais-tu au jeune musicien qui démarrait le projet en 2005 ?
Jerome Reuter : Le temps a passé si vite… J'essaie toujours d'écrire de bonnes choses et de réaliser ma vision d'une manière ou d'une autre. À bien des égards, je n'ai pas le sentiment d'avoir correctement utilisé mon temps et d'être en train de célébrer un évènement. Néanmoins nous vivons une période bien plus inté-ressante qu’à mes débuts. Tout est beaucoup plus en mouvement, tant au niveau personnel et spirituel que mondial. D'une certaine manière, j'ai l'impression que les vingt premières années ont été une répétition pour l'époque actuelle ; une phase préparatoire en quelque sorte. À ce jeune musicien, je dirais qu'il devrait choisir une voie qui soit moins soumise aux caprices de l'époque et des puissants. Mais je n'aurais pas écouté un tel conseil de toute façon (rires).
Pour cet anniversaire important, tu as décidé de faire les choses en grand ! Sept albums sont annon-cés, ainsi qu’une tournée mondiale (qui passera notamment par Paris le 22 octobre prochain au Supersonic Records). Comment parviens-tu à être aussi prolifique ? Peux-tu nous décrire l’organisation et le processus qui t’ont amené à avoir une actualité aussi riche ?
En réalité, il ne s'agit pas vraiment de sept nouveaux albums en tant que tels. Parmi eux se trouve par exemp-le le disque rétrospectif Anthology 2016-2025. Mais beaucoup de travail est resté inachevé lorsque la guerre a éclaté. Mon attention et mon énergie ont alors été détournées dans une autre direction. La plupart des chan-sons de Civitas Solis étaient terminées depuis un certain temps. Sauf que Gates Of Europe (2023) et World In Flames (2024) se sont imposés à moi et j'ai dû aller là où se trouvait l'énergie. Malheureusement, je ne suis pas en mesure de faire beaucoup de commentaires sur les autres sorties à venir, mais tout sera plus clair une fois l'année terminée. À vrai dire, je ne suis pas très bien organisé. J'ai eu la chance d'être entouré de person-nes intelligentes et fiables.
Parlons à nouveau de la tournée. La dernière date annoncée est celle de Kyiv en novembre. Tu te produiras au Caribbean Club de la capitale ukrainienne. Ce pays durement touché par la guerre est cher à ton cœur depuis plusieurs années. Tu avais d’ailleurs consacré ton album Gates Of Europe à cet épisode contemporain et tu as également récemment publié Live In Kyiv 2023. Peux-tu nous expliquer le lien particulier que tu as avec le peuple ukrainien ? Comment vois-tu l’évolution de la situation du pays et de l’Europe dans les mois/années à venir ?
Ce lien spécial a commencé tout à fait innocemment en 2015, lors de notre première tournée en Ukraine. En y pensant, je n'ai donc jamais connu l'Ukraine en temps de paix, car le pays a toujours été en guerre avec la Russie, au moins depuis 2014. Et au cours des dix dernières années, nous nous y sommes rendus régulière-ment (mais pas plus qu’ailleurs). Il se trouve que j'étais en tournée là-bas trois jours avant l’invasion russe, je me suis donc senti émotionnellement encore plus proche que dans d’autres circonstances. Mes bottes avaient encore gardé la poussière de Kyiv lorsque j'ai entendu les premiers reportages sur l’attaque. J'ai donc contacté mes amis ukrainiens et, peu de temps après, j'ai commencé à donner des concerts de charité. Depuis, nous avons joué plus fréquemment qu’auparavant. Bien sûr, les conditions ont radicalement changé et je ne te conseille pas de t’y rendre sans être préparé. Je suis honoré d’être invité à revenir en novembre.
Je n'ai aucune idée de la direction que prendront les choses. Depuis le début de la guerre, et franchement, même avant, je n'ai rien vu venir. Et plus on en sait sur ce conflit, moins on a confiance dans les réponses ou les prédictions. Il y a tellement de facteurs à prendre en compte… Je connais assez bien l'Ukraine et ses relations avec la Russie, je peux donc te dire que cela ne changera pas, mais les deux pays sont également sou-mis à des changements extérieurs et les cartes sont constamment rebattues. Il y a un certain nombre d’électrons libres, comme les États-Unis et la Corée du Nord, sans parler de la Chine. Tout est donc possible. J'ai cependant confiance dans les insuffisances de nos dirigeants.
Civitas Solis aurait dû sortir plus tôt, mais sa publication a été retardée à cause du conflit russo-ukrainien. Comment s’est passée la composition de ce disque, sur combien de temps ?
Cela représentait un étrange bazar d’éléments inachevés qui a pris un sens nouveau après deux années de guerre. En toute honnêteté, il m'a fallu un certain temps pour trouver sa forme finale. Pour moi, il s'agit plutôt d'une compilation. Mais les morceaux sont tous liés entre eux sur le plan thématique. Néanmoins je tiens à dire que ces chansons orphelines ont toutes leur place sur cet album.
Le titre de ce nouvel album provient de celui de l’œuvre utopique du religieux Tommaso Campanella, écrite en 1602. Le genre littéraire de l’utopie a été magnifié par des auteurs comme Thomas More, François Rabelais ou Francis Bacon. Penses-tu que notre monde doit revenir aux idées développées dans leurs ouvrages ? Est-il selon toi nécessaire, voire urgent de retrouver des espaces de liberté un peu chimériques, certes, mais essentiels ? Ou alors y a-t-il une autre idée sous-jacente derrière le choix de ce titre pour cet opus ?
Derrière tout cela, il y a la relation de l'homme avec les idéaux et les utopies, ainsi que la lutte et le conflit en général. Les idéaux sont pacifiques, mais l'histoire est violente. Selon moi, c’est le fil conducteur. Je pense que nous, je veux dire l'Europe en général, devons trouver une nouvelle voie. Il ne s'agit pas d'ignorer l’histoire et de la revisiter. Sans risque de se tromper, les vingt-cinq prochaines années seront assez rudes. Enfin, ce n'est que mon avis.
La pochette représente certains des Travaux d’Hercule. Quelques titres font référence à la Rome an-tique ("Ad Vindicta", "Jupiter", "Herculaneum"). La mythologie européenne semble être toujours une belle source d’inspiration pour toi. Quels rapports entretiens-tu aujourd’hui avec la sagesse an-cienne et le passé de notre continent, à l’heure de l’hyperconnexion, du règne de l’éphémère et de l’immédiateté ? Aussi, quelles thématiques as-tu voulu aborder sur Civitas Solis ?
Ces thèmes et ces idées n'appartiennent que superficiellement au passé, ils sont en fait toujours bien réels. L'homme ne peut échapper à son destin et à ses luttes. Les Romains et les Grecs de l’Antiquité ont trouvé le moyen de les intégrer dans leurs divinités, leurs cultes, leurs religions et leurs mythes. Mais j’insiste, nous y sommes toujours confrontés. Ils se sont juste habillés plus joliment, mais sinon, la situation n'a pas beaucoup changé. Nous devons simplement reconnecter et réécrire notre lien avec ce monde ancien afin de créer quel-que chose de nouveau et de plus sain. Il ne s'agit pas d'être aveuglément nostalgique de l'époque des épées et des sandales, mais plutôt d’honorer nos traditions et de ranimer la flamme de la force, du devoir et de la persévérance. Tout passe par l’éducation, c’est la clef. Nous devons vraiment réfléchir à ce que nous voulons enseigner à nos enfants. Toutes ces absurdités post-héroïques nous ont rendus très vulnérables.
The Dublin Session 2 est la suite du premier volet irlandais, sorti en 2019. L’Irlande est une terre de musiciens et de légendes par essence. Qu’est-ce qui t’attire sur cette île ?
La Guinness et Ronnie Drew des Dubliners, pour être tout à fait honnête. Mais j'ai toujours eu un faible pour l'île d’Émeraude.
Cet album a été enregistré là-bas lors de l’un de tes voyages, en 2022. Tu tenais à complètement t’immerger dans la culture du pays en recrutant des musiciens locaux. Peux-tu nous parler du proces-sus d’enregistrement et d’échange qui a eu lieu ? Quels sont les artistes qui ont participé à l’élaboration de ce disque ?
On y retrouve pas mal d'invités de choix, comme Rónán Ó Snodaigh au bodhran, collaborateur de presque tous ceux qui viennent d'Irlande ou passent par l'Irlande, comme Dead Can Dance et Kíla. Mentionnons aussi la légende locale Eoin Ó Cionnaith à l’uilleann pipes, qui a travaillé avec des artistes comme Van Morrison et Christy Moore. Et puis, bien sûr, mes vieux amis Brian Brody, Goshia Gasior, Andy Slowey et surtout Matthew Hanaphy au banjo et aux tin whistles. Tous ces gens avaient également participé à la session précédente.
Dans quel état étais-tu lors de la composition de ces onze nouveaux titres ?
Fais-tu référence à la consommation d’alcool (rires) ? Pour tout dire, ce furent de bons moments entre amis et musiciens très talentueux. On n'avait pas vraiment l'impression de travailler, nous étions très chanceux.
Tu as beaucoup exploré l’Europe au gré de tes tournées. Comment décrirais-tu l’ambiance de Dublin ?
J’adore Dublin, mais je ne peux pas m'empêcher de voir les nombreux changements – mauvais pour la plupart – de ces dix dernières années environ. Je ne veux pas passer pour le vieux grincheux qui pense que tout était mieux avant, mais la ville souffre beaucoup des loyers élevés, de la bière hors de prix et de toutes ces choses qui aliènent la population actuelle d'origine irlandaise. Autrefois, j’avais l’impression que Dublin était une capsule temporelle de la fin des années quatre-vingt ou du début des années quatre-vingt-dix, mais au-jourd'hui, il est évident que le monde moderne a réussi à traverser la Manche pour se rendre en Irlande. Je suis encore régulièrement en contact avec de nombreux amis là-bas, et j'entends donc aussi leurs histoires. Ce n'est pas beau à voir.
The Dublin Session 2 est très marqué par la musique celtique. Est-ce une forme musicale que tu as toujours apprécié ? Et si oui, en quoi est-elle inspirante pour toi, qu’y puises-tu ?
C'est tout simplement de la bonne vieille musique folk. J'aime l'héritage culturel irlandais, en particulier les auteurs-compositeurs-interprètes comme Ronnie Drew, Tommy Makem et les Clancy Brothers ou encore Luke Kelly, pour n'en citer que quelques-uns. Et bien sûr, l'histoire généreuse de ce pays, ses tribus, ses mythes et ses lieux saints. C'est un véritable trésor européen.
Quels sont les thèmes et mythes celtiques que tu apprécies le plus ? Y a-t-il une histoire particulière qui t’a marqué en tant qu’artiste ?
Je dirais Cú Chulainn et tout ce qui a trait au Táin bó Cúalnge.
Tu chantes en plusieurs langues sur The Dublin Session 2. Ainsi, outre l’anglais et le gaélique irlan-dais, on entend du français et de l’allemand. Y a-t-il un autre folklore européen que tu envisages de mettre en avant à l’avenir ?
Eh bien, même si c'était le cas, je ne dirais rien pour le moment.
Tu sors aussi simultanément avec ces deux nouveaux disques Anthology 2016-2025, une collection de titres marquants de cette dernière décennie, comme tu l’avais fait en 2015 pour les premières années du groupe. Peux-tu me citer deux ou trois souvenirs majeurs pour toi des dix années qui se sont écoulées, et pourquoi tu les as choisis ?
Oh, c'est tout à fait impossible. J’ai eu la chance de travailler avec tellement de musiciens, de visiter des endroits magnifiques en tournée comme les États-Unis, le Vietnam, Israël et d'innombrables endroits incroyables en Europe… Et puis toutes les merveilleuses personnes que j'ai eu la chance de rencontrer, tous les collègues que j'apprécie. J'ai même rencontré certains de mes héros. Il y a tout de même un souvenir que je sélectionne : rencontrer et partager la scène avec Justin Sullivan de New Model Army et passer un peu de temps avec lui après le concert. C'était mémorable et un grand honneur, pour dire le moins. Et bien sûr, ces dernières années ont été marquées par nos voyages en Ukraine, un pays dévasté par la guerre, pour jouer devant nos amis. On pourrait écrire un livre entier sur ce sujet et ce qu'il représente pour nous.