Digital Media / Dark Music Kultüre & more

Chroniques

Musiques, films, livres, BD, culture… Obsküre vous emmène dans leurs entrailles

Image de présentation
Littérature
09/07/2019

S.T. Joshi

Lovecraft : Je Suis Providence

Editeur : ActuSF
Genre : Biographie
Date de publication : 2019/03/21
Note : 86%
Posté par : Mäx Lachaud

Entreprise fort intimidante que de commencer cette biographie en deux volumes s'étalant sur 1400 pages en petite police autour de cette personnalité énigmatique qu'était H.P. Lovecraft. En venir à bout nous a pris pas mal de temps et au final, le mystère ne se situe plus tellement du côté de cette grande figure de la littérature horrifique américaine mais du côté de S.T. Joshi lui-même, qui a consacré toute sa vie à tenter de mieux comprendre la personnalité du natif de Providence (Rhode Island). En effet, son travail de recherche est d'un tel sérieux, avec un sens du détail pointilleux, presque démesuré, que l'on est en droit de se demander ce qui peut pousser à une telle obsession, à un tel besoin de savoir ?  Au final, Joshi nous livre tout, de la généalogie du maître jusqu'à son régime alimentaire (avec une passion pour les sucreries), son style vestimentaire, son éducation, sa pensée philosophique appuyée sur sa monumentale correspondance ou sa défense du journalisme amateur et toutes les amitiés que cette activité lui a apportées. Ce n'est pas le style qui compte ici mais l'approche purement documentaire et la masse monumentale de notes qui ont dû être accumulées pour aboutir à ce livre qui abolit tous les autres essais biographiques sur Lovecraft.
 
Une première version tronquée avait vu le jour en 1996, se basant déjà sur les lettres de l'auteur mais aussi sur une grande récolte d'informations auprès des amis de Lovecraft avant que ceux-ci ne meurent. D'une richesse inouïe, les deux livres reviennent bien sûr sur les grands textes de l'écrivain, romans, nouvelles ou essais, mais aussi sur ses poèmes, bien moins connus de par chez nous. Et si Joshi est fasciné par Lovecraft, il n'hésite pas à dire franchement quand un récit est mauvais ou quand, au contraire il recèle des qualités uniques. Il n'en fait pas moins un portrait peu réjouissant de l'auteur de L'Appel De Cthulhu. Raciste, antisémite et admiratif d'Hitler et du fascisme, Lovecraft était aussi anti-tabac, antialcool et n'était pas porté non plus sur cette "bestialité" que représente l'activité sexuelle. Bref, ce n'était pas un rigolo. Il se mariera néanmoins à Sonia Greene (d'origine juive !) mais l'union sera de courte durée. Son projet de créer une œuvre qui marquera définitivement l'épouvante cosmique et qui initiera sa propre mythologie est bien trop grand. August Derleth mentionnera le "mythe de Cthulhu" bien que cette expression n'ait jamais été utilisée par Lovecraft de son vivant.

Bien sûr, cet ouvrage s'adresse en priorité à ceux qui ont déjà lu l'auteur et qui aimeraient en savoir plus sur la personne, ses influences (Poe, Lord Dunsany, Arthur Machen...) et la diversité de ses écrits. On ne peut d'ailleurs cacher que les moments les plus plaisants sont ceux qui analysent les textes qui ont fait date et qui continuent encore aujourd'hui à inspirer le cinéma, la littérature, la BD et les arts visuels : Je suis d'Ailleurs, La Couleur tombée du Ciel, Le Cauchemar d'Innsmouth, L'Affaire Charles Dexter Ward, Les Rats dans les Murs, Dans l'Abîme du Temps, Les Montagnes hallucinées, L'Abomination de Dunwich... sans compter un essai comme Épouvante et Surnaturel en Littérature.
Même si l'essentiel de ces écrits datent de sa dernière décennie avant son décès en 1937, Lovecraft fut un enfant précoce et un surdoué. Joshi revient dans le détail sur cette enfance créative. Né en 1890, le jeune Lovecraft est confronté à la dépression et la mort très jeune, notamment de par la maladie de son père. Il se réfugie alors dans les lectures et se passionne pour l'Antiquité avant que sa vie ne change à huit ans quand il découvre les nouvelles d'Edgar Allan Poe. Hanté par des rêves et "grand cauchemardeur", Lovecraft s'inscrira dans la lignée d'une horreur psychologique, ou du moins de textes macabres où l'effroi vient de l'intérieur. En parallèle, il éprouve un grand intérêt pour la science, l'astronomie, la géologie, la géographie et même la poésie du XVIIIe siècle. Sa soif de connaissance est infinie. Seule la musique classique le laissera toujours insensible, et même le cinéma sera un divertissement plaisant pour lui. Joshi passe ainsi en revue tous les écrits de jeunesse de Lovecraft et, il faut bien le dire, certains sont particulièrement médiocres ; mais Joshi nous montre ainsi comment la vision et le style de Lovecraft se mettent progressivement en place, sans jamais tomber du ciel. Le biographe se pose aussi des questions essentielles sur tout ce qui encadre la naissance de cette œuvre : la sociologie, la géographie, la psychologie, etc.
 
Ayant publié quasiment une vingtaine de textes dans les Weird Tales, Lovecraft sera toujours associé à la littérature populaire et pulp alors que sa culture s'inscrit plus dans les grandes traditions intellectuelles occidentales. Mais avant que le surnaturel ne s'installe définitivement dans ses histoires, on découvre même que l'auteur s'est essayé par exemple à l'humour satirique et il a aussi pondu un poème en hommage à Charlie Chaplin. Tourmenté, le jeune homme assistera au déclin économique de sa famille et sera condamné à la pauvreté jusqu'à la fin de ses jours. Matérialiste cynique et pessimiste cosmique, Lovecraft va renaître par l'exploration de ses propres mondes oniriques, le réseau d'amis que lui offre le journalisme amateur et qui le sortira de la solitude, et sa découverte de l'œuvre de certains penseurs, parmi lesquels on pourrait citer Darwin, Huxley, Haeckel, Nietzsche ou encore Oswald Spengler et son étude sur le déclin de l'Occident. Joshi analyse ainsi comment le fantastique lovecraftien se construit peu à peu et comment il se révèle parfois plus proche de la science-fiction ou de la fantasy (sous inspiration dunsanienne). C'est en inscrivant son horreur dans un passé colonial et dans une histoire du pays que Lovecraft a véritablement apporté sa pierre à l'édifice, n'hésitant pas à explorer l'idée de civilisations détruites par des forces extra humaines ainsi que le thème de la dégénérescence héréditaire, qu'il amène bien plus loin que dans les romans gothiques du XVIIIe et XIXe siècles.

Joshi nous montre assez vite que l'idée reçue de Lovecraft comme un reclus misanthrope est totalement fausse : celui-ci a beaucoup voyagé, s'inspirant autant de ses escapades à Québec ou à la Nouvelle-Orléans pour ses propres récits. L'épisode new-yorkais est bien sûr passé en revue et on finit par moments par percevoir le personnage comme s'il était devant nos yeux. C'est aussi en nous mettant face aux propres contradictions de Lovecraft que Joshi le rend vivant sur la page : c'est en soi déjà énorme, en plus de nous rendre témoin de la création d'une personnalité et de son univers.  ActuSF frappe ainsi fort en publiant ce pavé, un projet rendu possible grâce à un crowdfunding et qui fait suite à d'autres ouvrages publiés autour de l'auteur américain, comme Lovecraft : Au Cœur du Cauchemar et le Guide Lovecraft. Malgré tous les aspects répréhensibles du personnage, le respect finit par s’imposer pour un être qui a donné tout pour son art, dégoûté qu’il était par son propre physique mais qui a cherché à libérer son imaginaire pour apporter un peu de beauté à un monde qu'il voyait comme perdu. Des notes de bas de page jusqu'à la bibliographie, le travail d'ampleur universitaire fourni par Joshi ne laisse rien au hasard et se lit au bout du compte comme un page-turner.
 

-
S.T. JOSHI - Lovecraft : Je Suis Providence (ActuSF)
Sous la direction de Christophe Thill
Traduit de l’anglais (américain) par Thomas Bauduret, Erwan Devos, Florence Dolisi, PierrePaul Durastanti, Jacques Fuentealba, Hermine Hémon, Annaïg Houesnard, Maxime Le Dain, Arnaud Mousnier-Lompré & Alex Nikolavitch