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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
11/09/2023

Sam Rosenthal (Projekt)

"Trouver des groupes 'inconnus', les promouvoir et faire entendre leur musique a toujours été l'un des aspects que je préfère dans la gestion du label."

Genres : darkwave / ethereal /ambient / electronic
Contexte : 40 ans de Projekt
Photographies : Sam Rosenthal 1980's (Lisa Feuer, Katie Holm, Poncho Pena) & 2018 (DR) / Steve Roach (Steven Meckler, 2022) / Michael Stearns (Michael Williams, 1985)
Posté par : Oliviër Bernard

2023 marque les quarante ans d’existence de Projekt. Créé par Sam Rosenthal, ce label est devenu au fil des décennies une référence incontournable pour tout fan de musiques audacieuses et vaporeuses. À l’instar de 4AD, il a su déterminer son identité dans les registres goth et ambient. Son catalogue donne le tournis : Attrition, Unto Ashes, Love Spirals Downwards, loveliescrushing, Lycia, Autumn’s Grey Solace, Aurelio Voltaire, Black Tape For A Blue Girl, Steve Roach, vidnaObmana, Erik Wøllo… Évoluant progressivement et majoritairement vers le son électronique atmosphérique, cette structure alternative américaine aura marqué de nombreux esprits sombres notamment durant les nineties. Sam nous en dit plus sur l’histoire de son entreprise, ses souvenirs d’acteur majeur de l’underground et son système pour perdurer dans un monde musical dématérialisé. Pas de crise de la quarantaine en vue !

Obsküre : 1983-2023 : nous fêtons cette année le quarantième anniversaire de ton label, Projekt. Quel est ton sentiment face à cet accomplissement et quel regard portes-tu sur toutes ces années ?
Sam Rosenthal : C’est incroyable que Projekt existe toujours quarante ans après sa fondation. Peu d’entreprises durent aussi longtemps, je suis donc plutôt surpris. Je trouve cela formidable de survivre en tant que société axée sur l'art. J'ai la chance de gagner ma vie en gérant le label. J'aime payer les droits d'auteur aux musiciens ; c'est super d'aider tous ces grands artistes à faire connaître leur musique au monde entier.

Peux-tu nous raconter l’histoire de la création de Projekt ? Quel a été le point de départ ?
Au lycée, je dirigeais un fanzine, Alternative Rhythms, dans lequel j’écrivais sur des groupes alternatifs/punks/college rock/électroniques. Beaucoup d'entre eux étaient des groupes locaux du sud de la Floride, où je vivais. En 1983, il n'y avait pas de moyen facile d'écouter la musique que je chroniquais. Les options étaient de voir le groupe en concert, ou d'acheter leur disque. J'ai décidé de faire une compilation sur cassette de certains des groupes électroniques que j'aimais et dont je parlais. Leurs albums étaient obscurs et difficiles à trouver, et soyons honnête, qui voulait dépenser cinq dollars pour de la musique qu'il n'avait jamais entendue auparavant ? Mon idée était de réunir plusieurs de ces groupes afin de les faire découvrir au public. C'est à peu près l'idée qui sous-tend encore Projekt aujourd'hui : sortir la musique que j'aime en espérant que les gens découvriront les artistes choisis et apprendront à les apprécier.

Comment percevais-tu la scène musicale du début des années quatre-vingt ?
La plupart de la musique que les gens écoutaient était de la (mauvaise) pop. Je fais plutôt le même constat aujourd’hui. J'aimais les trucs bizarres, indépendants, underground, de faible notoriété. Avec le fanzine, j’écoutais de plus en plus de musique qui ne sortait pas sur les grands labels, qui paraissait souvent en autoproduction. Attrition fut l'un des premiers groupes à jouer exactement le style musical que je trouvais intéressant. Mes artistes préférés à l'époque étaient Soft Cell, John Foxx, Marc And The Mambas, Eno, Tangerine Dream. D’ailleurs, j'ai créé une playlist sur Spotify avec la musique que j'écoutais dans les années 1980-1984. L'une des formations qui y figure - Futurisk - était un excellent groupe de minimal synth/electro-punk de Floride du Sud ; j'ai parlé d’eux dans Alternative Rhythms. Jeremy a sorti sa musique en simple sept pouces. Si Projekt avait commencé quelques années plus tôt, et avait été un peu plus établi, j'aurais certainement aimé sortir sa musique. Trouver des groupes "inconnus", les promouvoir et faire entendre leur musique a toujours été l'un des aspects que je préfère dans la gestion du label. Qu'il s'agisse de Lycia ou d'Aurelio Voltaire à l'époque, ou d’artistes récents comme Arin Aksberg et VEiiLA, c'est vraiment agréable d'être en mesure de se dire : "J'aime ça ! Je veux que d'autres personnes le découvrent !"

Projekt s’est imposé dans le paysage musical "alternatif" avec son esthétique à la fois darkwave et ambient. Pourquoi ce choix de mettre en valeur ces deux univers a priori distincts ?
Mon groupe, Black Tape For A Blue Girl, réunit ces deux genres. Ce sont des styles auxquels je m'identifiais. À la fin des années quatre-vingt, Black Tape a commencé à gagner en notoriété. J'ai alors rencontré des artistes et des auteurs musicaux et Projekt a pu être distribué, il était donc logique de faire venir d'autres musiciens sur le label. Le son éthéré, gothique et darkwave a été sa marque de fabrique au début des années quatre-vingt-dix, développé par des formations telles que Thanatos, Love Spirals Downwards, SoulWhirlingSomewhere et Lycia. Lorsque j'ai commencé à sortir les productions de Steve Roach et vidnaObmana au milieu de cette même décennie, le côté ambient du label a commencé à s'épanouir. Aujourd'hui, le label met l’accent sur cet univers. Il y a encore quelques albums de musique vocale, mais je dirais que 85 % des nouveaux albums se classent dans le registre électronique/ambient.

Questions qui vont être sans doute difficiles à répondre pour toi : quels sont les artistes de Projekt qui t’ont le plus marqué ? Les albums dont la sortie t’a rendu le plus fier ?
Projekt compte quatre cent quinze sorties et le label numérique Archive environ trois cents de plus ; soit beaucoup de musique ! Actuellement, Projekt sort environ cinquante à soixante albums par an. Je ne voudrais pas en choisir un et donner l'impression d'ignorer les autres. Le disque que j'ai le plus souvent écouté pour le plaisir est Structures From Silence (1984) de Steve Roach ; il est maintenant chez Projekt depuis plus longtemps que sur le label d'origine. Je suis très fier que cet opus figure dans notre catalogue, il aura quarante ans en 2024 ! Je suis également particulièrement heureux de rééditer les classiques de Michael Stearns, comme Planetary Unfolding (1981). Mais comme je l'ai dit, ce que je préfère est la découverte de nouvelles musiques. C'est vraiment cool d'être le label qui a sorti pour la première fois Lycia, Aurelio Voltaire ou Unto Ashes.


Quarante ans, c’est quasiment un demi-siècle ! Il y a forcément eu des hauts et des bas. Pourrais-tu nous parler d’un épisode particulièrement joyeux et peut-être un plus dur. Et quelques anecdotes savoureuses au passage ?
Le moment le plus difficile a été le début des années deux mille. Projekt s'était lourdement endetté à la fin des années quatre-vingt-dix et j'ai dû réduire l'effectif de dix à deux personnes pour reprendre les choses en main. Je me suis acquitté des droits d’auteur non payés, je me suis occupé de la dette et j'ai remis les choses sur les rails. J'ai eu de la chance de réduire les effectifs au moment où je l'ai fait, car la période 2002-2007 a été délicate pour les petits labels, car le numérique sans licence a rongé les ventes de CD. De nombreuses maisons n'avaient pas les moyens de s’en sortir, étouffées par les retours des magasins et/ou les faillites de boutiques qui ne payaient pas leurs factures. J'ai eu la chance de commencer très tôt à résoudre les problèmes financiers de Projekt.
En ce qui concerne les succès, je citerais le Projektfest de 1996 à Chicago. C'était un concert de deux jours avec mille personnes présentes. Le festival de 1997 en a accueilli mille cent ! C'était génial d'avoir tous ces fans du label au même endroit. C'était l'apogée de la notoriété de Projekt. Je dois remercier Patrick Ogle, qui était notre publicitaire à l'époque. Je connais Pat depuis le lycée, nous avons formé ensemble le groupe Thanatos. Il a pratiquement conçu le festival et a été l'une des trois ou quatre personnes qui l'ont organisé.


Quels évènements spéciaux avez-vous mis en place pour la célébration de cet anniversaire ?

Pas d’évènements, ni de parutions dédiés. Je continue à faire mon travail, à savoir sortir beaucoup de bonne musique. Et à faire des interviews comme celle-ci.

J’ai vu sur les réseaux que tu souhaitais que les fidèles de Projekt s’investissent pour perpétuer sa mémoire, étoffent la fiche Wikipédia du label, etc. Aimerais-tu par exemple qu’un projet éditorial d’envergure évoque l’histoire de Projekt, un peu comme le livre de Martin Aston avec 4AD ?
Je n'ai aucune envie de passer quelques années de ma vie à rédiger un livre sur l'histoire de Projekt. C’est un travail trop exigeant, et je dois continuer ma tâche de mon côté pour que tous nos artistes soient payés. Si quelqu'un veut s’en charger, qu'il le fasse (rires) ! Peter Ulrich (NDLA : ancien artiste de Projekt) a écrit un livre sur Dead Can Dance, les débuts de 4AD, etc. Projekt y est un peu mentionné. Écrire un bon livre n'est pas une mince affaire. 
En ce qui concerne Wikipédia, oui, j'aimerais que nos entrées soient plus nombreuses. Il y a tellement de choses à intégrer sur les pages de Projekt Records, Black Tape For A Blue Girl, et des autres artistes. Ce serait bien d'être en contact avec un rédacteur pour nous aider à remplir ces pages.

Tu as remasterisé ton album Round Trip cette année et ton nom est irrémédiablement lié à celui de Black Tape For A Blue Girl. Là aussi, quel regard portes-tu sur ta carrière de musicien ?
Je suis devenu très doué pour créer de la musique et atteindre mes objectifs. The Cleft Serpent (Black Tape, 2021) est un album parfait. Il exprime parfaitement ce que je souhaitais, Jon (DeRosa) et Henrik (Meierkord) ont fait un travail fabuleux pour contribuer à ma vision. Réaliser un tel album exige des centaines et des centaines d'heures de travail ! Concevoir de la musique avec des paroles, un thème, une histoire, tout cela prend du temps. J'étoffe le concept, je vis avec, je m'assure que l'intrigue a du sens. Je m'occupe de l'enregistrement, de l'écriture, du design. Lorsque je sens que j'ai quelque chose de nouveau à dire qui peut correspondre aux albums que j'ai déjà réalisés, je retourne forcément en studio. Je n’ai pas la pression de faire de la musique juste pour faire quelque chose.

En tant que patron de label, comment considères-tu l’évolution du secteur musical ? En quarante ans, on a vu l’émergence du CD, puis sa mort, la révolution du numérique et des plateformes de streaming, le piratage, le retour en grâce du vinyle et de la cassette…
La réponse complète à cette question prendrait des heures (rires) ! Le streaming est la clé de notre survie en 2023. Les vinyles et cassettes sont sympathiques, mais en termes de "profit", ils sont un peu la cerise sur le gâteau. Même les groupes qui réalisent les meilleures ventes physiques tirent environ 95 % de leurs revenus du numérique. Je sais, je sais, L’image n’est peut-être pas très glamour !... Garde en tête que je fais ce métier depuis quarante ans. Pour un artiste, j’ai un bon sens des affaires. Beaucoup de tes questions m'amènent donc à une perspective commerciale logique. Je sais que les gens pensent peut-être davantage à la beauté du format physique, que j'apprécie évidemment. En tant que patron de label, mon travail consiste à voir où va l'industrie, et non pas à rester bloqué là où elle était. Je me tiens au courant de ce qui se passe, pour m'assurer de traiter au mieux tous les artistes avec lesquels je travaille.

Pour Black Tape For A Blue Girl, le financement participatif sur Kickstarter est mon principal modèle économique. Cela me permet d’injecter de l’argent pour des éditions luxueuses de LP, CD et MiniDisc grâce à la générosité et au soutien des gens qui aiment notre musique. J'aime sortir de beaux vinyles en couleur, ils sont si agréables à regarder. Je suis le seul artiste du label à compter sur ce système. Aurelio Voltaire se produit en concert, diffuse sa musique et divertit ses fans, tout en proposant une offre de streaming conséquente. YouTube, Spotify, partout ! Steve Roach crée beaucoup de nouvelles musiques et donne de grands concerts plusieurs fois par an. Pandora et iTunes sont deux des plus importants sites de diffusion de Steve. 
La page Bandcamp de Projekt connaît un succès incroyable. Comme je l'ai mentionné plus tôt à propos de la première cassette, Bandcamp est maintenant le principal moyen d'exposer les internautes à l’ensemble des musiciens du label. Projekt propose tous les nouveaux albums en "name-your-price" pendant le premier mois, ce qui permet à beaucoup de gens d'écouter la musique. C’est également un bon moyen pour nos artistes de gagner de l'argent. La gratuité est le prix préféré des gens (rires)
Tu peux constater que la manière dont un artiste attire des fans et des ventes est un peu différente pour chacun d'entre nous. Je pense que c'est la réponse à la question "comment vois-tu l’évolution de l'industrie musicale ?" : chaque musicien a sa propre méthode qui fonctionne pour lui. Il n'y en a pas de meilleure qu’une autre. Néanmoins, l’erreur est de ne penser qu'à ce qui a fonctionné dans les années quatre-vingt-dix, ou qu'une seule stratégie marchera pour tout le monde.

Que peut-on te souhaiter pour la suite ?
Une longue vie, en bonne santé. Je souhaite que chacun puisse faire ce qu'il aime, entouré de ses proches, et qu'il puisse le faire aussi longtemps qu'il le souhaite.