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Album
28/09/2020

Sophia

Holding On / Letting Go

Label : The Flower Shop Recordings
Genre : rock immersif
Photographies : Philip Lethen
Note : 95%
Posté par : Stephän Cordary

Autant l’annoncer tout de suite, nous vouons depuis près de 25 ans (sortie de l’album Fixed Water) une admiration sans bornes à l’artiste et capitaine du vaisseau Sophia, Robin Proper-Sheppard. Notre avis pourrait donc être (très) légèrement biaisé et peu importe au fond, l’essentiel étant de donner envie à certains de nos lecteurs d’écouter cette nouvelle production, Holding On / Letting Go.

Robin Proper-Sheppard a toujours basé ses albums sur le cours de sa vie, narrateur d'une existence faite de perte d'amis chers, de tumultes relationnels, de désillusions amoureuses. Les albums ont souvent été sombres, enfantés dans la douleur d’une séparation, d’un abandon, d’une rupture rarement consentie par les deux parties. Le degré de noirceur des albums disait souvent en filigrane la violence intrinsèque de la séparation et l’état de dévastation qui pouvait s’en suivre. Pourtant, on n’a jamais ressenti de misérabilisme, d’apitoiement ou d’égocentrisme dans aucun des disques de Sophia. Au contraire, l’artiste s’est toujours livré avec une pudeur véritable, nous contant dans ses chansons un voyage sentimental troublant, touchant et sensible.

Holding On / Letting Go est une nouvelle étape dans la vie de Robin Proper-Sheppard et semble être un moyen d’exorciser sa quasi incompatibilité avec le bonheur. Épuisement sentimental, pointe d’amertume, Robin reconnaît lui-même être lassé de ce combat ordinaire qui incendie ses relations ("It’s just a game I’m getting tired of playing"). La question de l'intime, l’anéantissement face aux conflits, la fuite font le terreau de son œuvre. Paradoxalement, l’artiste dit en chansons son empêchement viscéral à l’expression des sentiments ("I’m sorry for the things I could never say" dans "Wait"), reconnaît sa difficulté pour l’engagement mais prend acte qu’il n’est pas toujours seul en cause puisqu’il déclare "we’re both just afraid". Le constat des torts partagés permet sans doute d'assumer moins cruellement une issue trop prévisible.

Certains albums par le passé avaient semblé atteindre un degré de tristesse tel que l’artiste semblait lui-même surpris de se relever, malgré tout. Dans Holding On / Letting Go, les lignes semblent moins unilatérales et plus nuancées. Il y a comme un schéma conscient d’expression de la dualité tout au long de l’album à commencer par son titre, que ce soit au niveau des textes comme de la musique. Robin semble ici tirer un bilan sur son aptitude au malheur. Le superbe titre introductif "Strange Attractor" dresse cette idée que l’attraction originelle entre sexes serait du domaine de l’irrationnel, que cette attirance peut tout aussi bien engendrer une répulsion, que tout compte fait, ce ne serait qu’une des prodigieuses conséquences du fameux effet papillon.

Le pessimisme émotionnel est moins de mise ici et l’amour paraît pouvoir continuer à exister sous une autre forme, celle d’un soutien indéfectible, de l’affection d’une âme sœur vers qui se tourner quand tout s’effondre ("Undone.Again"). Le monde intérieur est un chaos, le cœur saigne, la douleur sourde détruit tout sur son passage, mais pouvoir se tourner vers quelqu’un lorsqu’on est en lambeaux permet d’espérer en la nature humaine ("She said call me when your heart is empty"). La consolation aide à survivre aux décombres.

Robin semble plus serein : le constat des ses échecs, de ses contradictions pesantes, du tiraillement infini de ses sentiments est passé en revu. Toutes les hostilités, les affrontements et les déchirures sont-elles réellement irrémédiables ? Dans "Gathering the Pieces", on dirait que l’artiste se plait à entrevoir une lueur d’espoir et que les relations ne sont pas nécessairement vouées à la débâcle.

Au niveau musical, Sophia joue indéniablement dans le registre de l’ouverture, de la réinvention, à dose probablement homéopathique mais évidente. Il s’agit d’aller de l’avant, toujours, ne jamais se reposer sur ses acquis. De l’acoustique des origines, Robin a tiré le projet vers plus de diversité. Les guitares saturées ont toute leur place ici ("We See You (Taking Aim)"), apportant une énergie et une urgence à un titre qui relève quasiment du cri de rage, du manifeste politique ("Now we know the Ennemy"), assez rare pour être souligné. Robin s’est entouré pour cet album, outre du très bon batteur, présent depuis l’origine, Jeff Towsin, d’excellents (jeunes) musiciens belges, Sander Verstraete (basse), Jesse Maes (guitare) et Bert Vliegen (synthés). Ce collectif, qui donne vie à Sophia sur scène, délivrant des sets à la fois d’une violence sonique inouïe et d’une finesse infinie lors de morceaux nécessitant de la respiration apporte à ce nouveau disque des trouvailles précieuses. À côté de moments d’une belle puissance (les fins de "Road Song" ou de "Wait") et d'autres plus intimistes, le titre "Alive" est habillé d’un saxophone surprenant mais loin d’être incongru. Ailleurs, on entendra du Moog ou de la flûte. Sophia fait preuve d’audace, on ne saurait lui reprocher. L'album se clôture sur un titre d’une beauté crépusculaire nous laissant transporté. La production générale est énorme, l’attachement de Robin à la pureté du son n’y étant pas étranger.

Holding On / Letting Go est un album remarquable, au même titre que sa pochette inspirée de l’artiste allemande de la période Bauhaus Gertrude Grunow, qui avait établi des relations entre le son, la couleur et le mouvement. Robin et ses acolytes nous emportent dans une odyssée sensorielle permanente, oscillant entre le calme et la tempête, le frontal et le transversal, la noirceur et l’espoir. Ils nous font traverser de nombreux états en lien avec la polychromie majestueuse de la pochette. La mélancolie, la tristesse imprègnent l’œuvre mais ne l'empêchent pas. La vie, l’amour ne se résolvent pas ; ils se traitent au quotidien, par des actions marginales, d'insignifiantes avancées, des faux pas parfois salvateurs. La musique de Sophia reste la meilleure des thérapies, une prouesse transformant le tragique en beauté, l'abandon en désir, l'effroi en ivresse.
Well done. Again.

Tracklist
  • 01. Strange Attractor
  • 02. Undone.Again
  • 03. Wait
  • 04. Alive
  • 05. Gathering the Pieces
  • 06. Avalon
  • 07. Days
  • 08. Road Song
  • 09. We see you (Tacking Aim)
  • 10. Prog Rock Arop (I know)