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Livre
17/03/2024

Sophie Loubière

Obsolète

Editeur : Belfond Noir
Genre : Anticipation humaniste
Date de sortie : 2024/02/01
Note : 80%
Posté par : Sylvaïn Nicolino

Vous voilà au cœur d'une dystopie.

Vous retrouvez les éléments habituels : le Soleil est devenu mortel, les publicités vous inondent de leur propagande, une IA nommée Maya passe son temps à remplir le vôtre en répondant en avance à vos désirs, le Grand Effondrement a fait passer vos confrères humains de 9 milliards à 900 millions et au moment où débute ce récit, vous n'êtes plus que 10 millions d'êtres humains qui ont reconstruit sur la planète des îlots de vie.

Des notes de bas de page complètent vos demandes de précision sur les nouvelles inventions. "Un biodigesteur est une solution technique de valorisation des déchets organiques utilisée pour produire un gaz combustible (le biogaz) et un fertilisant (le digestat). Une manière peu coûteuse de produire de l'énergie." La montée du niveau des océans et les températures excessives, conjuguées à la rupture d'un parc animalier du Mont Saint-Michel ont conduit des varans, crocodiles, pythons et tortues à arpenter la Côte d'Opale, aux frontières des Sept Villages, dans la Terre des Deux-Caps. Les humains sont désormais contraints et volontaires pour respecter la nature et ses ressources, de rares Transrail et Transcontinental connectent sur 3000 km les villages et répartissent les excédents, tout en assurant un mélange des gènes entre les humains encore fertiles. Vous salivez même avec cette liste de denrées et de mets compatibles avec cette fichue année 2224 où les cacahuètes sont des chenilles caramélisées. Les scènes descriptives sont si évocatrices que vous ralentirez régulièrement votre lecture. Voilà : vous êtes plongé dans ce monde et ça vous plaît.

Vous pensez maîtriser le cadre, avec un sourire de satisfaction en lisant les astuces écologiques qui ont été adoptées, quelque part entre un scénario frugal de l'ADEME et les publications de La Maison écologique. Ce monde est parfois enthousiasmant, même si vous distinguez les ombres qui s'approchent.

Pourtant, ce livre va vous torpiller insidieusement. Disons-le : Sophie Loubière sait écrire. Elle alterne des passages en narrateur interne pour vous glisser dans la peau de Rachel Fisher, la coiffeuse de 50 ans environ. Comme elle, vous avez des souvenirs pas jolis, un maintien au monde, une écoute empathique des autres (sinon, vous ne liriez pas ce genre de livres, n'est-ce pas ?). Progressivement, vous allez aussi glisser dans les tourments d'une femme pré-ménopausée, en fin de vie ou de cycle, qui s'interroge sur son rôle social et l'acceptation d'être à son tour une Retirée, condamnée à quitter le village dans sa plus belle robe pour un ailleurs mystérieux : le beau domaine des Hautes-Plaines dont aucune femme ne revient jamais...

Il y a bien sûr des références qui vous sautent aux yeux et vous prennent à la gorge : un peu de Brave New World, du Time Machine, du 1984 par antithèse, peut-être du Voyage à Pitchipoï ; vous pensez aux films The Island, Soylent Green ou encore à La Ballade De Narayama. Plusieurs fois, vous verrez des images issues des camps de la mort. Et bien, Sophie Loubière a aussi ces références en tête et se sert de ce corpus pour aller plus loin.

Les autres personnages, elle tourne autour en narrateur externe, focalisation interne. John Mělník l'amoureux insatisfait, Keen, le mari toujours amoureux, Madame Epignozi l'institutrice lucide, Charlus Fischer, le père couturier. Tous se posent des questions sur leur vie, sur l'amour, sur ce que nous acceptons pour que la société tourne rond, sur ce que nous léguons à nos enfants comme valeurs morales, comme dressage, comme renoncements. C'est dur, grinçant, ironique parfois, mais toujours profond et donc beau. Vous aurez la larme à l'œil, je vous le souhaite, à propos de Baudelaire ou bien de pancakes !

Sophie nous pousse à mieux regarder l'obsession pour le blanchiment, le piège de Tik-Tok – application non nommée, le rapport aux armes à feu et à la violence, le danger des micro-plastiques et de l'"industrie plasturgique", les commerces indispensables, les applications de rencontres, les objets les plus rassurants pour nos enfants, l'identité de genre... Le choix de l'âge des 50 ans fait encore sens de nos jours, malgré l'allongement de nos espérances de vie. 

Son écriture est souvent élégante, différente de ce qu'on peut habituellement lire. 
"Nos jours, alors, se lèvent la nuit.
Une permission de sortie est accordée entre minuit et 6 heures pour se rendre à la coopérative acheter de quoi se nourrir, protéger les cultures et les vignes sous des filets d'ombrage, programmer les robots autonomes au défrichage ou à la récolte, faire tourner les moulins, sauver les plantations dans nos potagers, prendre soin des bêtes à la ferme collective, ramasser les œufs des poules juste après la ponte, traire deux fois les chèvres et les brebis, faire face à une urgence médicale ou accompagner au trot un défunt au Centre communal d'humification.
Un village en sommeil forcé sous un soleil avide, des enseignements en visio, des apprenants statiques derrière l'écran.
Adolescente, ces coups de frein donnés à ma petite existence me mortifiaient. Vivre à moitié la  moitié d'une vie, repliée dans ma chambre tel un cloporte caché sous une pierre, c'était le bouquet. Je pouvais presque sentir le temps traverser mon corps. Odette disait qu'elle avait « le cul sur une fourmilière ». Maud passait son temps à dessiner d'affreuses cases de BD où l'on voyait des rats tourner autour des poubelles dans un paysage urbain d'un autre temps. Hasna essayait les bijoux de sa mère (…). Nous étions ce groupe de filles irradiées par l'impatience qui rêvaient de fadaises ou d'indécence et apprivoisaient l'ennui."

Deux éléments viennent perturber ce cadre semi-idyllique : la défiance grandissante face aux Bracelets Modérateurs d'Humeurs alors que l'ordre de Retrait est arrivé ; les corps de trois fillettes retrouvées mortes alors que les crimes sont depuis longtemps bannis et impossibles.

Bien évidemment, vous allez alterner entre ces différentes voix, cette polyphonie resserrée autour de trois personnages emblématiques et vous sentirez la tension s'accroître grâce à un montage en parallèle des deux intrigues. Quelques annonces du futur vous tiennent en éveil, plus fortement, vous connaissez le principe. 

Là où réside la force de ce roman, c'est dans sa longue attente. Vous voyez Le Rivage des Syrtes ? Des soldats qui attendent en vain ? Même si Loubière n'est pas Gracq, c'est un dispositif comparable : il vous faut attendre la page 248 pour que ça se mette en branle (et encore ! Page 293, vous ne serez pas plus avancés). Je ne vous en dis pas plus car, finalement, ce livre vaut bien plus pour les questions qu'il soulèvera en vous que pour sa double enquête policière. Contrairement à la série Lost, qui ne trouvait pas sa fin, Sophie Loubière achève son roman de belle manière, mais ce n'est pas ce que vous en retiendrez.