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Ténèbres, puits sans fond. Obsküre plonge, fouine, investigue, gratte et remonte tout ce qu’il peut à la surface

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Interview
21/12/2025

Sylvaïn Nicolino

Une autre histoire de l'underground | Autour du livre 'Norma Loy - Dark Side' (Le Boulon, 2025)

Genre : étude à dimension biographique sur une création en musique alternative, froide, poétique et expérimentale
Posté par : Emmanuël Hennequin

Un travail au long cours : NORMA LOY | Dark Side est le premier livre signé de la main de notre contributeur historique Sylvaïn Nicolino. Il vient de sortir aux éditions du Boulon et a été accompagné par une performance live spéciale du groupe au Château H, près de Toulouse, le 1er novembre 2025. Un moment d'importance pour lui, et il nous le dira, parce qu'à divers degrés il lui a donné à entrer dans la profondeur de l'art et de ce qui le fait se mouvoir, en compagnie de ses acteurs. Ce livre est tout à la fois exploration, investigation, objet de mémoire, hommage. Sylvaïn couche de belles lettres et nous reconnaissons dans ce livre tout ce qui fait son art à lui : le souci du détail, et cette manière de dire l'émotion personnelle sans tomber dans l'emphase. Epaulé par les protagonistes principaux de toute l'histoire de Norma Loy, l'auteur vous convie à un voyage dans de nébuleuses contrées de l'underground : leur poésie, la puissance d'une pensée, une émotion, une parole. Un acte de résistance parce que de conviction.

Obsküre : Qu’est-ce qui dans ton parcours, fait se nouer la relation avec la musique de Norma Loy ? Qu’y trouves-tu sur un plan émotionnel, sensoriel, de ce moment de la découverte jusqu’à aujourd’hui ?
Sylvaïn Nicolino : Oh, c'est dès le départ une vaste question ! Vaste car elle fait remonter dans le temps et aussi parce qu'elle convoque du sentiment. Norma Loy, comme d'autres groupes, je les découvre lorsque j'arrive au lycée. On est dans la fin des années 1980 et, on a beau en France être en pleine vague Curiste, dans mon lycée de Creil, nous sommes moins de dix corbeaux. Norma Loy, comme Cassandra Complex, Neon Judgement, Trisomie 21, Christian Death, c'est ce qui fait la différence entre ceux qui ne connaissent que Cure, Bauhaus, Joy, Sisters, Siouxsie, Virgin Prunes et Neubauten. Il faut comprendre qu'on est alors empreints d'élitisme. Qu'on cherche à se démarquer, à avoir les trucs les plus originaux. Non pas les plus récents - l'actualité à cette époque-là, elle a un délai de péremption très large -, mais ce qui va créer une différence, un son pas entendu - mais proche de ce qu'on apprécie déjà dans le groupuscule -, une attitude, des visuels, des histoires autour du groupe. Norma Loy a aussi la particularité d'être un groupe français, comme Clair Obscur, que j'ai la chance de côtoyer (chose dont je ne mesurerai l'importance que des années plus tard en rencontrant Jean-Marc Taâlem). Avoir le groupe de son pays face à l'Allemagne, l'Angleterre, l'Espagne, la Belgique, les USA, ça a une importance chauvine.
Mais, Norma Loy, j'en perds la trace assez vite, la faute à une presse mainstream qui lâche le groupe à partir de Rebirth - et je ne lis pas Rock'n'Folk et rarement Best -, la faute aux Inrockuptibles qui n'en parlent pas, la faute aux fanzines qui ne comprennent pas non plus ces deux albums qui se sont trop écartés de Sacrifice. Je reste alors avec des images, des cassettes recopiées, un encart découpé dans Best sur le Réel Réel (un fabuleux dossier sur la musique industrielle publié en 1988), des voix, des paroles intrigantes et une chanson fabuleuse ("Christmas").
Et puis, des années après, bien plus d'une décennie en fait, je tombe sur le premier CD de Die Puppe, vendu par Yannick Blay (NDLR : rédacteur à Elegy et D-Side, aujourd'hui chez New Noise et Obsküre) à l'Enklave. On est en 2004. Je suis dans une deuxième phase gothique, libéré du besoin de ne pas dire qu'on "fait partie" d'un mouvement. Je suis désormais à l'aise avec ça. Il y a des concerts, des magazines, des soirées, un mouvement de fond qui me ravit. Die Puppe, je le prends pour Poupée Mécanique, la performeuse, et parce qu'il y a Usher, "le clavier de Norma Loy" (sourire) - il déteste cette appellation et je le comprends. Je me prends une claque. Je découvre cet autre personnage, discret, touche-à-tout, doué. Une claque parce que je retrouve plein d'éléments là-dedans, culturels, intellectuels, poétiques et musicaux. "Les Poissons rouges" reste aussi l'une de mes grandes chansons.

Qu’est-ce qui déclenche le projet Dark Side, cette masse documentaire parue aujourd’hui chez Le Boulon ?
D'abord, il faut que je mentionne le plaisir pris à écrire sur la musique. J'aime sentir les intentions, discuter avec les artistes et partager ce que je ressens, ce que je comprends. Ensuite, je sais que je sais écrire, donc ça enlève beaucoup de blocages. Enfin, j'approchais de la cinquantaine et j'avais envie de me faire un cadeau.
Depuis ce premier album de Die Puppe en 2004, j'ai pu encadrer la sortie de Un\Real de Norma Loy, puis celle de Baphomet. J'ai couvert pour Obsküre le site, le magazine, puis le site de nouveau, vingt-et-une sorties d'albums (Norma Loy, Black Egg, Anthon Shield, Adan & Ilse, Die Puppe) avec en plus le texte du livret de Rare Tapes sorti chez UPR. Donc, plusieurs interviews par mail avec Usher et Chelsea qui se passent bien. Je sens que je maîtrise un peu le sujet, surtout dans ses zones sombres, actuelles.
Le COVID nous tombe dessus, les musiciens meurent les uns après les autres. J'aime dire aux gens que je les aime, de leur vivant. On part d'une blague par mail avec Usher. Je lui demande s'il s'y retrouve dans tout ce qu'il sort. Il me répond que c'est au biographe de le faire. Et on s'amuse de l'idée que je puisse être le biographe. Par télépathie devant l'écran, on se dit simultanément "chiche ?". Et j'esquisse un sommaire.

Comment est accueillie ton initiative par les gens de Norma Loy ? Comment leur présentes-tu le projet ?
Ce démarrage est entre Usher et moi. Très rapidement, il met Chelsea dans la confidence. Je le comprendrai en quelques semaines. Tout est lié. Parler d'Usher sans parler de Norma Loy, il n'en était pas question. Mais surtout, parler de Norma Loy sans parler de Chelsea / REED O13, ça non plus ça ne pouvait pas être envisagé. Je ne pense même pas à l'aspect vendeur du projet, c'est simplement que tout est imbriqué : c'est un univers dense, polymorphe complètement innervé à deux entités humaines. Du départ à aujourd'hui.
Ensuite, il a fallu travailler. Usher m'a suivi et épaulé. REED O13 m'a offert toutes ses archives. Ceux qui le connaissent mesurent le don digitalisé qu'il m'a fait, la confiance qu'il a placée en moi. Mais il était également la personne avec le recul, avec les réticences. Lorsque je les ai enfin rencontrés à Dijon avec une première version du manuscrit imprimé (mais pas achevé), tout s'est joué durant ce long week-end. Ce qui n'allait pas, comment y remédier, comment satisfaire les trois personnes réunies autour de ce gros document posé sur la table en double exemplaire (ça m'a épaté qu'ils l'aient eux aussi imprimé). Sans l'accueil d'Ymaltzin, la compagne d'Usher, peut-être que le bouquin n'aurait pas eu cette dernière impulsion créative et ces ajustements. Quand tu as deux jours pour coulisser une machinerie aussi complexe, ça met de la pression.
Et, enfin, il y a eu un lâcher-prise : tous les deux auraient pu faire une histoire de Norma Loy, avec un format plus proche de leur univers graphique. Mais ce livre, ce n'était pas possible. Il fallait du temps, une distance, un grain de folie, une endurance qu'ils n'auraient pu avoir à ce moment de leurs vies respectives.
On a aussi la tête sur les épaules : personne n'aurait parié sur un aussi gros livre sur Norma Loy, donc, il y a de la joie qui accompagne ces mois de travail.

Tu soulignes à raison le courage éditorial des éditions du Boulon, illustré par leur décision de publier une telle somme sur une musique de niche. Qu’est-ce qui, au fond, motivait l’éditeur ? Comment te l’a-t-il exprimé, lui ?
J'ai fait les choses à l'envers. Toujours cette foutue confiance dans mon travail. J'avais vingt pages ou un peu plus prêtes, je savais que j'allais en avoir plus trois-cent. Le sommaire était calé, à peu de choses près. Et j'ai contacté un premier éditeur que j'apprécie parce que, s'il avait été intéressé, ça m'aurait fait chier de ne pas le lui avoir proposé. Coup de chance, il n'est pas dans Norma Loy. Le deuxième que j'ai contacté a été enthousiaste. Il m'a assuré de son soutien et lui aussi visualisait ce beau format, grand et illustré. C'est Dom Franceschi, côté Publications du Crépuscule puis Cultures Obliques. Calendrier oblige, vers la fin de l'aventure, il a déclaré forfait et c'est lui qui m'a trouvé Xavier Belrose, Editions du Boulon. Xavier, je ne le connaissais pas ; son catalogue un peu. J'ai regardé le site de ses éditions, j'ai aimé immédiatement les valeurs véhiculées. J'ai découvert qu'il était passé par Le Serpent à Plumes. C'est important pour moi cette "option littérature". J'ai aussi acheté et lu, notamment Merle Leonce Bone. De son côté, je ne sais pas ce qui l'a poussé. Il m'a écrit que Norma Loy, ça le faisait rêver. Je pense qu'il voulait aussi s'offrir un beau livre, lui aussi. On n'a même pas eu le temps de parler d'écriture, de style, je crois que ça lui a parlé, ça aussi : un livre cadré mais foutraque.

Usher et Chelsea semblent avoir été très précautionneux dans la constitution d’archives documentaires (images, son) sur Norma Loy et leurs autres projets. Le livre forme une somme documentaire très, très impressionnante. De quelle manière s’est organisé votre partage sur les sources dont eux disposaient ? Qui et comment a été opéré le tri sur ces sources ?
Chelsea / REED O13, surtout. Usher / Michel / Anthon est moins fétichiste. Il y a des morceaux de Shield qu'il ne m'a pas filés ("ils sont à la cave, peut-être"), des textes littéraires qu'il m'a offert après la finalisation du manuscrit. J'en souris car c'est vraiment lui cette nonchalance. Il est dans le maintenant et l'après. J'avais mes archives, des flyers, des pages découpées, la somme de ce que j'avais fait pour eux depuis mon arrivée dans Obsküre vers 2002. Mais quand j'ai eu ces dossiers ! Les fans en ont eu une bribe puisque REED O13 a pu en mettre en téléchargement libre (le dossier de presse partie 1, par exemple) ; de mon côté, j'ai eu les brochures digitalisées. Pour la musique en elle-même, rien de plus. Chez eux, oui, j'ai vu et écouté des éléments, mais ils sont précautionneux et stricts ; si ce n'est pas sorti, c'est que ça ne leur convient pas.
De là aussi un parti-pris : je ferai le livre sous leur regard à eux deux, sans les musiciens qui les ont accompagnés. J'aurais juste aimé avoir un peu Christine, mais pas plus. C'était un livre à trois, déjà trop important au regard de son audience probable.
Une étape supplémentaire a été réalisée entre le manuscrit envoyé et le bon à tirer : il a fallu sélectionner les images. Je crois que le duo est parti de trois-mille images. J'ai bien dû en avoir mille-cinq-cent, peut-être plus. Je ne me suis pas amusé à additionner. Classées, les images. Des dossiers, dans des dossiers, dans des dossiers... Une fois venu à bout de ce travail, il a fallu communiquer l'ensemble à Xavier. Un nouveau jeu qui commence. Puis vérifier, puis légender. Une seule erreur au final. Xavier a donné la dernière touche, le dernier glacis et il a dû se tenir en extase devant le travail qu'il avait travaillé : "En vérité, c'est la vie elle-même !", a-t-il dû se dire pour plagier "Le Portrait ovale" de Poe. On a passé un an sur cette phase ultime. Un an !


Naître, évoluer, grandir sur la période concernée dans un registre musical tel que celui de Norma Loy, notamment en France, représente un défi en soi. Au fil de tes échanges avec les musiciens, qu’as-tu compris/senti de leurs motivations, de ce qui les anime ?

Les deux sont différents. Je vais essayer de synthétiser, au risque de simplifier. Et puis, je ne suis pas leur psychanaliste. Déjà ils naissent en décalage. Ils fricotent avec l'approche industrielle, ils s'accrochent avec une scène gothique qui n'existe pas encore en France (même si les groupes existent, on a peine à fédérer), ils découplent leurs envies dans les arts graphiques, photographiques, les performances et la danse. Le butō, c'est une porte de sortie impressionnante. Ils sont lecteurs et écrivains. Ils avancent comme beaucoup de groupes rock. Ils auraient dû disparaître. Mais ils n'auraient jamais pu rentrer dans le moule...
Ce qui les sauve, c'est l'émergence de notre mouvement à nous, les plus plus jeunes. D-SideElegyCarnets Noirs, RVB-Transfert. Le tournant des années 2000 ressuscite leur musique. Ils ne sont pas restés inactifs entre 1991 et 2000, mais la mise en lumière, ça a joué sur l'ego. Des nouvelles rencontres avec des gens de leur génération, des plus anciens (Bazooka, Lefdup), et des plus jeunes. C'est une force vive. Ce qui les anime depuis plus de quarante ans, c'est la pulsion créatrice. Le besoin de donner aux autres. Ils ne peuvent garder dans des tiroirs. Ils ont besoin de "plaire", comme nous tous, sans doute. Le fait qu'ils travaillent est aussi à prendre en compte : la production artistique est une passion possible à côté de leurs vies. Une libération.

Qu’est-ce qui fait, dans ton regard, la chimie entre Chelsea et Usher ?
Ils se sont rencontrés au bon moment. Ils se sont constitué une interaction intellectuelle solide et souple (il faut lire la brochure Attitudes). Ils acceptent ce qui en l'autre n'est pas soi. C'est-à-dire ses qualités et ses défauts. Ils ont cette patience incroyable. Je vais le dire plus crûment aussi : ils s'aiment. Cette idée liminale de Fraternité, elle est intense : ils ont choisi leur frère. Sauf gros problèmes, le frère qu'on a, c'est pour la vie.
On a expérimenté ça aussi, à un tout petit niveau, en organisant le concert au Château H. : ce sont des gens qui donnent beaucoup si tu les respectes. Ils sont honnêtes et ne savent pas cacher leurs émotions. La sympathie est très rapide si toi aussi tu connais ta place. Une semaine après, le soir du 6 novembre, Chelsea nous invite chez lui après minuit (nous étions au concert de Jessica 93, pas eux) pour qu'on regarde dans le cercle intime le montage du concert. Nous sommes chez eux, Jason, Florence et moi (NDLR : trois du clan Nicolino), comme une intronisation. Là, j'ai senti de l'alchimie.

Dark Side ouvre de multiples perspectives sur le travail de Chelsea & Usher, à la fois sur le contexte dans lequel il s’inscrit, sa dimension socioculturelle (les radios libres , etc.), les disques bien sûr, les projets parallèles, les acteurs clefs de l’histoire… et puis il y a ces passages qui tirent plus vers l’existentiel, l’intime, ces moments "dans la vie" (quoique Chelsea reste une personne peut-être plus "privée" et réfractaire à l’exercice de l’exposé intime qu’Usher) : le rapport au corps, cette page dans le livre sur le fait de vieillir… C’est kaléidoscopique ! Comment as-tu élaboré le plan d’ouvrage ?
Merci pour le rappel. C'est effectivement une biographie ouverte. J'ajoute aussi les citations littéraires que je place en tête de chapitre, et les deux invitations adressées à Vincent Fallacara de Torso / Lüderitz et à Stéphane Maxime (Les Modules Etranges, Pagan Ring). Pour moi, c'était facile. Je savais que ce serait pour des lecteurs et que, quand on lit, on a besoin de repères chronologiques. Sauf que, avec tous ces projets, ce serait impossible à tenir car la simultanéité ne se marie pas avec l'écriture. On peut diviser un écran en quatre cases pour voir en même temps ce qui se joue à différents endroits. Pas pour un livre. Il y aurait donc du chronologique et, une fois mon lecteur ou ma lectrice armé(e), des chapitres thématiques, analytiques. L'idée des chapitres, c'est la respiration. C'est le temps d'un album. C'est le fragment qui existe dans l'ensemble. On peut lire le livre par morceaux, en commençant n'importe où. J'ai un proche qui fait ça en ce moment, mais parce que la musique l'intéresse peu. Je voulais ouvrir sur le contexte : parce que je suis un intellectuel et eux aussi, parce que je m'adresse à plein de gens différents dont certains qui n'ont pas cette culture ou ce regard, parce que notre histoire est déjà vieille et qu'il faut la fixer. Tout est lié, et suivre Norma Loy, c'est suivre cette Histoire, d'où le sous-titre "une autre histoire de l'underground". Quelque part, j'espère que ça évite le côté "niche" : on peut lire NORMA LOY sans connaître Norma Loy ; le duo représente un peu un cas d'espèce. C'est pas un groupe punk ou gothique ou alternatif. C'est un machin qui virevolte dans des milieux divers et qui n'a cessé de bouger. C'est mutant. Alors le livre devait lui aussi bouger, mais sans tanguer.


As-tu écrit en t’immergeant dans le son ou au contraire, avais-tu besoin, peut-être sur certains chapitres plus que sur d’autres, de trouver le silence, une distance ?
Lorsque je chronique un disque, j'écoute en boucle (à ma quatrième écoute au minimum). Là, il y a quasiment trois ans d'écriture. J'ai bien bloqué en écoutant longuement des pages bandcamp ou soundcloud sur les parties consacrées aux collaborations avec M.Nomized parce qu'il est prolifique et que j'ai apprécié son travail musical. J'étais libre de me passer ses compositions en fond sonore. Pour le travail photo, je suis moins bon, donc là, silence, zoom, tenter de saisir. J'ai écrit dans plein d'endroits différents. Mon meilleur souvenir, c'est dans une petite chambre, porte ouverte, lors d'un voyage en Pologne avec mes élèves de 3°, à Cracovie. Dans le lieu, il y avait des réfugiées ukrainiennes avec leurs enfants, je "gardais" les élèves qui n'avaient pas eu la force de ressortir le soir et je tapais sur mon clavier. Ce sont des parties liées à Anthon Shield. Là, j'ai senti le bonheur d'avancer.

Dark Side est un travail d’importance, le moment d’écriture a été long pour toi. On imagine difficilement qu’une production de ce type puisse être un "long fleuve tranquille". Parce que c’est une œuvre d’investigation, de réflexion, de recul. Et puis il y a sans doute de la surprise et une proximité naissante avec les acteurs, par le fait de les faire verbaliser, leur faire revivre l’histoire et la revivre avec eux. Si tu devais rapporter une ou des couleurs/ambiances de tous ces moments de travail, lesquelles reviendraient le plus ?
Au fut et à mesure du projet, j'envoyais des chapitres pour "stabilisation", relectures. Histoire de vérifier au fil du texte qu'il n'y a pas de conneries qui nous échappent. C'est un livre que j'estime fait à trois parce que j'ai eu l'impression de les avoir sur le dos, au-dessus de mon épaule durant tout ce temps. Et pourtant, c'était léger à porter. J'ai été étonné qu'à la fin on ne signe que de mon nom, que sur les droits ils n'aient rien pris pour eux. Je sais que j'a écrit, que c'est mon analyse, ma structuration, mon regard. J'ai travaillé facilement sur ce livre. Je n'avais pas de date de remise. J'ai pu suivre la naissance d'Ouroboros en direct au fil de l'écriture (et j'ai souligné cette composition à la manière de Montaigne, je lisais Proust aussi pour mes cinquante ans). Je travaillais quand j'avais du temps libre (ça peut être s'octroyer vingt minutes sur une heure de vide dans l'emploi du temps, en salle des professeurs), ça peut être une belle séance de deux heures de tranquillité (rare avec deux enfants, une maison, des chroniques qu'on veut assurer, une vie de couple, un jardin, un travail dans lequel je m'investis avec plaisir...), ça peut être quinze minutes à la Vidalbade avec mon beau-fils et ma belle-fille qui me parlent. En fait, je réfléchis, je stocke, je formule n'importe quand. Voiture, lit au coucher et au réveil, repas, cuisine, douche, etc. Ensuite, je mets par écrit. Sans traitement de texte, oui, ça aurait été douloureux. Là, j'avais ma clé USB avec moi tout le temps.
Je repense à ta question, un moment aussi a été important : quand Usher a choisi d'ouvrir sur lui écrivain. Et quand Chelsea a refermé la porte de l'intime. Nous étions alors vraiment dans le cœur de qui ils sont. Là, le livre devenait vrai. Et enfin un dernier : celui des jolis mots de la langue française que j'ai pu placer ici et là. "Anamnèse", "acédie", "s'adorner"... C'est ma petite cerise sur mon gâteau. Un côté précieux.

Parler à ce point en détail de ce que font les autres, de ce que qu’un travail et sa mutation animent en nous, n’est-ce pas aussi partir en quête de sa propre identité pour l’auteur ? Y a-t-il eu, dans ce travail sur Dark Side, une révélation sur soi-même, à soi-même ?
J'aimerais te dire que oui, pour le côté romantique de la quête et de l'apprentissage. Mais en fait non. Je suis passé par une psychanalyse au bon moment, quelques années avant ça. J'en avais fini avec l'idée du "vaurien" qui ne vaut rien. J'écrivais pour les raconter eux, à des lecteurs. Pas pour mes parents, pour les anciens amis, pour ma sœur, mon amoureuse et tous ceux qui sont remerciés, même si j'ai pensé à eux très souvent.
Au moment où je me dis que, le manuscrit étant achevé, c'est mon premier livre et que, par conséquent, je suis un Auteur, c'est le travail de l'éditeur qui me happe. Je me mets à la place du pauvre Xavier !
Je découvre que je suis Auteur en sortant au concert d'And Also The Trees à Toulouse : soudain le regard sur moi change. Alors, que des Auteurs, j'en ai rencontrés des tas avec la revue de littérature La Femelle Du Requin, c'est absolument pas ça ; nous ne sommes que des scripteurs, des journalistes amateurs qui sortent un livre parmi quinze autres sur la musique le même mois. Je vois aussi l'explosion relative des demandes d'amis sur ma page facebook. La révélation est saugrenue ; je dois apprendre à identifier des inconnus et à me positionner comme je l'ai toujours fait, en hôte qui aime ses convives et pas en tête de gondole. Avec Norma Loy, ça tombe bien, on restera loin d'une visibilité trop grande (malheureusement) !