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Album
05/11/2024

The Cure

Songs Of A Lost World

Label : Fiction / Polydor
Genre : spleen pop / new wave / post-punk
Date de sortie : 2024/11/01
Note : 82%
Posté par : Emmanuël Hennequin

Et le temps coule.

Peaux de chagrin : corps qui changent, la mémoire trie, ses lambeaux gardent l’essentiel. Tout peut s’arrêter demain mais il reste ce concentré d’histoires, de sentiments, de souvenirs, cette masse irréductible et qui rejaillira de nulle part, espérons-le, dans cette lumière qu’en cette fraction de seconde nous pressentons finale. 

Le temps a coulé. Suffisamment pour nous avoir fait croire que Robert Smith et les siens ne donneraient aucun successeur au médiocre 4:13 Dream (2008). Nous en avions fait notre deuil… jusqu’à l’annonce par Smith, il y a plusieurs années de cela, de la possibilité d’un après. De nouvelles écritures en mixture, petit bouillon. Les espoirs d'un salut.

Et le temps coule. Les années passent, toujours rien. Certains le craignent : Robert, une fois de plus, nous refait le coup du lapin. 

Mais l’impression ou la parole des commentateurs ignorent l’arrière du décor. Les canaux de l’inspiration qui se bouchent, les textes qui refusent de se poser, le deuil des proches : les parents, le frère, de ces absences qui créent le vide, de ce sentiment qui vous gagne qu’un monde se délite. La descente s’arrête au seuil où se réalise l’acceptation. Les contours d’un futur se redessinent alors, il devra être vécu et le sera autrement. Vous venez de le comprendre, alors vous vous relevez. Les yeux s'ouvrent. Il y a un mouvement, une palpitation. Les formes veulent prendre corps, sont entrées dans le champ de vision, alors Robert reprend la sculpture mais le destin s’acharne. Alors que le bout du tunnel approche, le spectre de la mort rôde aux alentours : la maladie happe le claviériste Roger O’Donnell, cheville ouvrière régulière de Cure depuis la fin des années 1980. Les menaces de la ruine, ce précipice qui attend Sisyphe. La cruauté du châtiment réside dans le mystère de ses origines.

Regarder les étoiles ; et surtout, surtout, oublier la profondeur de ces eaux, rester à flottaison. Roger résiste, il reste parmi nous. Le temps accumulé entre les premières annonces de Robert et la parution de Songs Of A Lost World comprend des mois et des mois d’incertitudes pour le claviériste, homme clef des atmosphères du classique Disintegration

Les possibles se rouvrent et Songs Of A Lost World est le disque qu’ont pu espérer les personnes plus sensibles aux chants de tristesse de Cure qu’à ses éclats pop. En lui, le feu ardent de la mélancolie : ce quatorzième opus témoigne, par le verbe et dans ses variations de gris et de noir, de ce quelque chose qui travaille au ventre, au cœur : la réalisation de la perte, l’anxiété face au temps qui coule et charrie dans son sillon les âmes, comme les baïnes emportent les corps.

Vous pourrez toujours regretter des choses à l’écoute de Songs Of A Lost World : certains choix de production, quelques claviers cheap et aux tourneries peu affinées (mais la dimension mastoc des synthés n’est pas une nouveauté, elle a même pu faire argument de style par le passé). Nous, nous les regrettons, sans aucun doute. Passés ces quelques chagrins de la forme, que constater d’autre que l’imposante beauté ? La superbe des ambiances, ces harmonies qui touchent à l’essence ("Alone"), ce chant de la plainte et sur lequel le temps ne semble avoir prise…

Songs Of A Lost World est une collection de climats et de dynamiques dignes des disques les plus marquants du collectif originaire de Crawley, même si nous aurions du mal à le placer au même rang – force du souvenir oblige – qu’un Faith (1981), un Pornography (1982), un Disintegration (1989), un Wish (1992). Dans ces choses nommées "Warsong" ou – sublime final – "Endsong", The Cure navigue dans les profondeurs du champ émotionnel. Eaux troubles, secondes de vérité. Et quand bien même quelques longueurs puissent être ressenties au fil de l’écoute, quand bien même vous entendrez parler d’introductions longues (les chansons de Smith & co. ne sont pas que des chansons, elles installent des climats – cf. 1989), des forces sont à l’œuvre et s'avèrent impérieuses : force d’inspiration, force de l’intention, en vivacité et qui font de ce cru nouveau un bloc vital. Perleront ci ou là des bulles d'énergie couleur chrome ("Drone:Nodrone", bruitisme wishien) et, surtout, quelques gouttes de majesté.

En cette année 2024, Robert Smith, Simon Gallup, Jason Cooper, Reeves Gabrels et Roger O’Donnell défient le temps et ce sera l’une des dernières fois. Robert a annoncé que The Cure ne survivrait pas à son soixante-dixième anniversaire ; mais si les ultimes projets dont il a fait part pour le groupe se réalisent (un autre album en cours de travail, un troisième en suspens), alors Songs Of A Lost World ne sera pas le chant du cygne. Il restera néanmoins, au moment de sa sortie, ce que The Cure a produit de plus stylisé, authentique et bouleversant depuis presque un quart de siècle. ǂ


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Ce texte est dédié à René Latoulie, disparu la centaine passée, lundi 4 novembre 2024 à 16h30 : trente minutes après une conversation au téléphone avec son petit-fils Benjamin. 

Cher René,
J’apprends ton départ à l’heure de coucher les derniers mots de cette page, tandis que dans ce petit bureau résonnent les ultimes secondes de
Songs Of A Lost World. Il est 19h00. Merci à toi de m’avoir sauvé de la vague à Biarritz à mon plus jeune âge. Son roulis est un écho sans fin et m’envahit pour toujours. Sous la surface, mon cri meurt. Tes mains m’extirpent, la grande Peur se termine : cette voix, la tienne, me parvient tandis que l’étreinte du froid se desserre. Merci pour ta bienveillance et la sagesse du regard, inextinguible. Sagesse firmament. Fin d’un monde. Endsong.

Tracklist
  • 01. Alone
  • 02. And nothing is forever
  • 03. A fragile Thing
  • 04. Warsong
  • 05. Drone:Nodrone
  • 06. I can never say Goodbye
  • 07. All I ever am
  • 08. Endsong