Avec un joli nom poétique, The Memory Of Snow s'inscrit maintenant dans le paysage. Cela s'effectue par le lexique employé (en anglais sont convoqués le soleil, la fuite des choses, la mer, la pluie) et par les titres comme ces immeubles trop nombreux en bord de mer, une ville fantôme ou bien une étoile noire...
La musique, elle, fonctionne aussi comme un paysage : les morceaux sont plus descriptifs que narratifs. Ils forcent à l'introspection tout en pointant ses regards au loin ("The cold Birth of Despair", moment suspendu du dernier tiers de l'album). On a bien la présence des couplets, des refrains, des breaks, mais la richesse des arrangements et leur positionnement au premier plan, second plan, arrière-plan, voire horizon, obéit à cette logique du tableau. The Memory Of Snow se regarde avec les oreilles et l'imagination, autant qu'il s'écoute.
Pas de case formelle dans laquelle scotcher ce troisième album : on a une mélancolie générale, une manière de traiter les sons synthétiques proche de Depeche Mode, des bribes plus héroïques à la guitare, des réminiscences gothiques ("Ghost City", basse et synthé, voix grave à souhait, énergie), une capacité très moderne à capter les rythmiques pour donner vie et profondeur ("Warm Rain"). Le tube "Betrayed" assemble l'orage et la caresse. Sa mélodie évidente se peuple de parasites et un orage magnétique recouvre partiellement la composition, évoquant les couches multiples d'un Trent Reznor refusant la beauté. Et pourtant, le lancement de l'émouvant "Dakota Skye" apprivoise la délicatesse, amenant chaque nuance progressivement. La voix est globalement posée, chaude ; elle raconte ou décrit, plaçant ses intonations avec clarté, chaque note, chaque envolée captée au plus près, sans aspect superfétatoire, à la façon d'un Nick Cave désormais pleinement maître de ses moyens ("Viper" pourrait être un des récents morceaux des Bad Seeds !). Le dernier titre, "Destination", propose un phrasé plus rapide, et là encore la composition s'amuse à ralentir, mettre sur pause.
Je reviens à Depeche Mode : le titre "Dakota Skye" élabore un éloge funèbre d'une jeune femme ravagée par l'industrie numérique de la pornographie, la voix crée un cocon pour accompagner le fantôme de cette Dakota, victime comme l'adolescente de quinze ans mise en garde dans "A Question of Time" de M.L. Gore...
Les rares moments de rage sont bien cadrés, emmitouflés par des gimmicks mélodiques qui équilibrent la colère. La multiplication des instruments (le sax bienvenu sur "Please Me") participe de cette densité des couleurs. C'est moiré plus que noir. De ces reflets changeants, de ces brillances (dont font partie les notes raclées à la guitare de "What's left of a Man") se dégagent non seulement un caractère (la musique de The Memory Of Snow me semble identifiable dans le flot de productions), mais aussi un état d'esprit : il faut travailler ses émotions, les accepter, les donner à entendre, sans en devenir l'esclave consentant ("Dark Star"). J'accroche moins lorsque les envies cinématographiques se font trop présentes : ainsi, l'épique "Prince of Asturias" (en hommage à Leonard Cohen) s'envole en son milieu et se gonfle de chœurs féminins, enrichissant un peu trop à mon goût la composition.
C'est donc un projet mature que mène Albin Wagener, qui évite l'écueil du revival gothique, tant par la variété et l'ouverture musicale (pas mal de noirceur southern gothic à la Swans, comme sur la première moitié de "Please Me") que par son recul psychologique. La longueur du disque s'apprivoise facilement de par la variété des atmosphères et le talent mélodique.